Interview avec Martine Deprez dans Virgule "Si un consensus était impossible sur les pensions, j'aurais déjà arrêté"

Interview: Virgule (Julien Carette)

Virgule : Vous avez commencé début octobre les consultations du grand débat sur une possible réforme des pensions. Comment se sont déroulés ces premiers entretiens?

Martine Deprez : Dans une atmosphère très sereine et constructive.

Virgule : On a pourtant pu entendre certaines déclarations qui laissent à penser que les syndicats ont, eux, trouvé vos échanges beaucoup moins sereins...

Martine Deprez : J'avoue que j'ignore d'où peut venir ce ressenti. Je les ai sentis, effectivement, un peu crispés, mais je ne vois pas ce qui a pu provoquer cela lors de notre réunion. Peut-être étaient-ils encore sous l'emprise de celle qu'ils avaient eue la veille avec le ministre du Travail, mon collègue M. Mischo (une réunion lors de laquelle les syndicats avaient claqué la porte, non satisfaits des réponses du ministre, NDLR). Quoi qu'il en soit, aujourd'hui, ce qui compte, c'est de voir dans quelle direction nous allons aller. Il me reste encore deux ou trois rendez-vous à mener, avec des associations qui se sont manifestées au cours de mes consultations précédentes. Tout sera bouclé fin novembre. On pourra alors réfléchir sur les conclusions que nous pouvons en tirer. Avant de débuter la deuxième phase de ce débat.

Virgule : L'accord de coalition du gouvernement stipule que le but de ce débat est de trouver un "consensus" concernant une possible réforme des pensions. Ce consensus vous semble-t-il possible au vu des positions opposées des syndicats et du patronat?

Martine Deprez : Le premier pas consisterait déjà à trouver un consensus sur l'utilité de réfléchir à une réforme. Car, à ce niveau-là, j'avoue qu'il y a déjà beaucoup de boulot. Tout simplement parce que l'appréciation de la situation financière n'est pas la même au sein des syndicats et au niveau du patronat. D'un côté, on considère que les mesures en place suffisent. De l'autre, au contraire, qu'elles ne sont pas suffisantes. Alors que, pourtant, tout le monde se fonde sur les mêmes projections de l'inspection générale de la sécurité sociale (IGSS)... Il y a donc encore du travail si on veut mettre en évidence le problème de durabilité du régime de pension. Mais un consensus est à mes yeux possible. Sinon, j'aurais déjà arrêté.

Virgule :Sur la quinzaine d'autres intervenants que vous avez entendus dans ce débat, la tendance se situait plutôt dans quel camp?

Martine Deprez : En me limitant à regarder simplement l'orientation que chaque réunion a pris, sans tenir compte du poids de ces différents intervenants, il me semble qu'il y a eu davantage de rendez-vous où les personnes réunies autour de la table tiraient le constat que le système devait être repensé. Et qu'il fallait profiter du temps que nous avons aujourd'hui devant nous pour discuter de l'orientation à prendre. Après, je ne sais pas si on peut véritablement parler de camp... Dans le fond, l'orientation dépend de l'appréciation que l'on fait de la situation économique et de la durabilité de notre système de retraites. Un système par répartition, je le rappelle, où les cotisations des travailleurs actifs financent donc les pensions des retraités. C'est dire si le facteur démographique est important et que l'on est tributaire du nombre d'emplois que nous sommes capables de créer dans notre économie. C'est vraiment l'élément clé et tout tourne autour de ça! Or, parmi les différents intervenants, certains considèrent que le Luxembourg a toujours connu une belle croissance et continuera à en avoir une dans le futur. Alors que les autres disent plutôt qu'une croissance éternelle et continue à un niveau élevé est illusoire. Forcément, ces deux approches donnent, au final, des scénarios bien différents.... Les experts, à l'image du Statec, eux, tablent sur une croissance modérée, voire faible.

Virgule : Le gouvernement ne manque-t-il pas un peu de courage? On sent que vous considérez qu'une réforme est sans doute nécessaire. Sinon, vous n'auriez pas lancé ce grand débat. Mais vous semblez ne vouloir en faire une que si tout le monde est d'accord. Or, on peut penser qu'il n'y aura aucune unanimité sur la question tant que les réserves disponibles resteront aussi élevées...

Martine Deprez : Je crois que c'est la première fois au Luxembourg qu'on essaie d'inclure autant d'intervenants dans une discussion pouvant amener à une telle décision. J'ai 55 ans et je ne pense pas avoir déjà connu un débat aussi ouvert dans un domaine aussi crucial. Avec un gouvernement qui n'a imposé aucun positionnement. On a bien vu, en décembre dernier, les réactions qu'ont suscitées certaines de mes déclarations qui avaient été alors un peu sorties de leur contexte (elle avait déclaré qu'il faudrait "agir d'ici à 2027 pour réformer le système des pensions", NDLR). C'était comme si le gouvernement et moi avions déjà pris position. Alors que ce n'était pas le cas. Du coup, vu que l'accord de coalition évoque une "grande consultation", nous avons mis en place ce grand débat où la neutralité prévaut. Vous savez, je reviens de Copenhague (où elle a assisté au Comité régional de l'OMS pour l'Europe la semaine dernière, NDLR) où j'ai pu constater comment on pouvait mener des discussions jusqu'à aboutir à un consensus. C'est différent du Luxembourg où j'ai davantage l'impression d'être dans une situation où il faut afficher sa position, avant de défendre celle-ci ou d'attaquer celle des autres. Or c'est justement ce que je veux éviter. Je voudrais faire naître un dialogue plus constructif sur ce sujet aussi important.

Virgule : Le gouvernement a en tête d'aboutir à une réforme, même si celle-ci est minime? Ou bien il est possible qu'à l'issue de ce débat rien ne bouge?

Martine Deprez : Je vous le répète: il n'y a pas de trame déjà écrite. Rien n'est défini. Si ce n'est qu'il faut réussir à assurer la durabilité de ce système de santé et profiter du temps qu'on a encore aujourd'hui devant nous. Et cela afin d'éviter que ceux qui seront à notre place dans les générations futures doivent, eux, agir dans l'urgence...

Donc, laissons le processus qui est lancé suivre son cours. La première phase n'est pas encore tout à fait clôturée... Le gouvernement fera l'analyse de tout ce qui a été mis sur la table en décembre ou janvier prochain. Avant une deuxième phase où on impliquera cette fois les experts, la Chambre des députés et les partis politiques. Les sections jeunes de ces derniers se sont notamment montrées très impliquées. Il en ressortira alors deux ou trois paquets de mesures qui devront être estimés sur le plan financier, mais aussi en termes de faisabilité et au niveau de leurs implications.

Virgule : Qu'est-il prévu ensuite?

Martine Deprez : On projette un grand événement national qui devrait se dérouler juste avant l'été, où on présentera à la population ces deux ou trois paquets de mesures. Tout en décrivant notamment leurs avantages. Le format de cet événement n'est pas encore défini, puisqu'il s'agit de quelque chose de tout nouveau. Mais la population pourra y assister que ce soit physiquement ou virtuellement.

Virgule : Votre but est d'impliquer le plus concrètement possible la population dans ce débat?

Martine Deprez : Tout à fait. Avant qu'un vote n'ait lieu à la Chambre, on voudrait que tout le monde se sente impliqué. Je sais que tout un chacun n'est pas expert en matière d'assurance pensions, mais le système des retraites nous concerne tous. Que ce soit pour soi-même ou bien ses enfants.

Virgule : L'accord de coalition prévoit aussi que le "mode de fonctionnement et de financement ainsi que la gouvernance de la Caisse nationale de santé (CNS) seront mis en examen". Qu'est-ce que cela signifie concrètement?

Martine Deprez : Il y a deux volets: d'un côté le financement de la CNS et, de l'autre, sa gouvernance. Le premier sera discuté lors de la réunion annuelle quadripartite (elle rassemble le gouvernement, les syndicats, le patronat et les prestataires du système de santé, ndlr) qui est organisée ce mercredi 6 novembre.

Virgule : Ce financement pose un problème?

Martine Deprez : C'est un peu le même phénomène que le système des pensions. Il faut que les cotisations parviennent à financer le niveau des prestations qui sont offertes à tous les salariés. Avec cependant un souci supplémentaire, dans la mesure où, contrairement aux pensions, nous n'avons pas 40 ans (qui correspondent à la carrière complète d'un salarié) pour nous y préparer. Ici, on est sur un rythme beaucoup plus court, année après année. Cela évolue donc beaucoup plus rapidement. Avec une technologie, et notamment des activités hospitalières, qui s'améliorent sans cesse. Et la contrainte de réussir à combler à chaque exercice le budget. Si on n'y arrive pas, c'est qu'il y a un déséquilibre. Et donc, qu'il est nécessaire de soit relever les cotisations, soit de baisser le niveau des prestations.

Virgule : Il va donc falloir réformer là aussi?

Martine Deprez : Si la croissance économique reste ce qu'elle est, les cotisations ne suivront plus l'évolution des dépenses. Nous avons encore une ou deux années devant nous. Peut-être trois, si l'emploi progresse bien. Mais il va falloir effectivement réfléchir à comment nous allons devoir réagencer le système. Comme pour les pensions, je compte qu'on puisse en discuter honnêtement et de manière constructive. Sans idée préconçue.

Virgule : Vous évoquiez aussi la gouvernance de la CNS?

Martine Deprez : Actuellement, cette dernière est dirigée par un conseil d'administration qui est composé de manière égalitaire de salariés et de patrons. Un représentant du gouvernement étant là pour trancher s'il n'y a pas de consensus. Il faut repenser ce processus de décision, de manière à mieux impliquer tout le monde. Qui plus est que les membres du conseil d'administration se posent beaucoup de question sur l'implication de leurs décisions. Sans parler du fait que cette machine est devenue si imposante que les membres du CA ne voient plus forcément ce qui se passe tout en bas...