Interview avec Lex Delles dans Paperjam "L'insécurité pèse sur les industriels"

Interview: Ioana Schimizzi (Paperjam)

Paperjam : Si vous deviez résumer l'état d'esprit des entreprises industrielles aujourd'hui, en un mot ou en une phrase?

René Winkin : En un mot, je dirais "insécurité". On le voit dans les investissements, il y a vraiment une situation de "wait and see".

Lex Delles : J'aurais dit la même chose. Je pense au mot "inquiétude" également, parce qu'il y a tellement de choses qui se passent en ce moment. Nous sommes au cœur d'une transition digitale avec l'IA, des investissements vont devoir se faire pour rester compétitifs. D'un autre côté, il y a de nombreuses questions concernant la transition énergétique. On voit aussi une concurrence intracontinentale énorme, donc les industriels, non seulement luxembourgeois mais plus généralement européens, se posent énormément de questions. Et ça, c'est un poison pour le développement industriel.

Paperjam : Dans le dernier Baromètre de l'Économie de la Chambre de commerce publié au mois de novembre, 31,5% des entreprises industrielles avaient déclaré une baisse de leur activité au cours des six derniers mois...

René Winkin : Je confirme que l'activité a baissé, parce que de nombreuses industries nous disent qu'elles tournent autour de 60% de leur capacité, ce qui, à la longue, n'aide pas la rentabilité. Je parlais d'insécurité parce que, concernant la décarbonation par exemple, certaines entreprises pourront le faire plutôt facilement, mais pour d'autres, ce cap est tellement important qu'elles attendent vraiment d'être rassurées.

Paperjam : Qu'attendent-elles exactement?

René Winkin : Elles attendent peut-être de voir ce que donnera l'hydrogène, de savoir com bien cette énergie coûtera, dans quelles proportions l'électricité sera disponible. Vient aussi une nouvelle insécurité: quels vont vraiment être les projets de Donald Trump pour les États-Unis? S'il taxe réellement à 100% certaines gammes de produits des pays Bric (Brésil, Russie, Inde, Chine, ndlr), il n'est pas difficile d'imaginer vers quels pays ces produits seront drainés. Ce sont donc tous ces points d'interrogation qui font qu'aujourd'hui, un industriel en Europe, en fonction de son secteur d'activité, est plutôt attentiste, car le nombre d'interrogations ne cesse d'augmenter. Et je ne pense pas que la politique puisse tout résoudre. Il y a des réponses sur lesquelles elle peut rassurer, comme la sur charge administrative, ou proposer des programmes sur la décarbonation. Mais ce n'est certainement pas suffisant pour satis faire toute l'industrie.

Lex Delles : Les investissements qui ne se font pas aujourd'hui auront le double de répercussions demain. Une entreprise qui n'investit pas maintenant dans les questions de digitalisation au sens large, dans les processus, dans le hardware, aura des problèmes de compétitivité majeurs demain. C'est pour cela que le "wait and see" est si dangereux pour l'industrie européenne.

Paperjam : Elles n'ont peut-être pas des finances assez solides pour réaliser ces investissements ou l'assurance qu'il y a un marché mondial pour leurs produits face à la surcapacité chinoise?

Lex Delles : Pour moi, c'est le rôle de la politique de les rassurer et mes attentes sont très grandes envers la nouvelle Commission européenne. Les politiciens luxembourgeois ou d'autres pays de I'UE disent toujours qu'ils attendent que les choses se décident au niveau européen. Mais les gouvernements nationaux sont aussi membres de ces organes institutionnels, donc c'est une responsabilité que chaque État devra prendre. La réponse à l'élection de Donald Trump au mois de novembre ne devrait pas être "est-ce que l'Union européenne doit se rapprocher plutôt des États-Unis ou de l'Asie?", mais elle devrait être le rassemblement des pays européens. Faire de l'Europe une puissance, que les États membres se mettent d'accord sur une politique industrielle au niveau mondial.

Paperjam : Il faudrait une sorte de protectionnisme européen?

Lex Delles : En tant que politicien, qui plus est Luxembourgeois, je répondrais que l'on vit d'une économie ouverte. Les industries luxembourgeoises ne produisent pas pour le marché intérieur luxembourgeois. Les industriels européens ne produisent pas non plus uniquement pour le marché intérieur européen. Personnellement, je suis convaincu qu'une économie ouverte est la seule réponse, mais ce qu'il faut préserver, c'est le level playing field (des règles du jeu équitables, ndlr). Il ne peut être garanti que si le Luxembourg ou l'Union européenne ne mettent pas des freins à leurs industries. Si on demande d'un côté aux entreprises de décarboner, mais que d'un autre côté on importe des produits qui ne sont pas du tout décarbonés, cela ne va pas.

René Winkin : L'économie européenne est beaucoup plus ouverte que l'économie américaine. Je partage l'opinion du ministre, nous dépendons de l'importation sur certains produits majeurs, et inversement. Surtout, l'ouverture est une des trois valeurs de notre fédération. Mais si on voit du dumping, que nous avons une politique climatique et que les autres pays ne suivent pas, il faut être à même de trouver des ajustements. L'idée n'est pas d'augmenter les prix de nos produits ou de mettre des droits de douane, cela rendrait notre économie chère, source d'inflation et ne nous ferait pas progresser. Il faut peut-être accepter que sur certaines catégories de produits, certains pays sont meilleurs. Cherchons nos avantages comparatifs et misons là-dessus. Je suis aussi d'accord sur le fait que de ne pas être unis au niveau européen est un désavantage. Nos partenaires commerciaux arrivent assez facilement à nous départager. Il faut avoir une vue d'ensemble sur ce que pourrait être une politique industrielle européenne et en même temps une politique commerciale européenne, car les deux deviennent indissociables dorénavant.

Paperjam : Est-ce le bon moment pour les entreprises de réaliser de lourds investissements?

René Winkin : Il y a des investissements "no regret", qui concernent par exemple des innovations et qui me donnent un avantage compétitif. Ce ne sont pas des investissements perdus. En revanche, en ce qui concerne un équipement lourd, il faut avoir conscience que l'Europe est en discussion pour réduire de 90% les émissions de gaz à effet de serre à l'horizon 2040. C'est dans 15 ans. Donc si vous décidez de mettre un équipement lourd qui consomme de l'énergie, il sera susceptible de tourner dans une économie "net zero carbon".

Paperjam : Que peut faire le gouvernement luxembourgeois pour aider les entreprises industrielles?

Lex Delles : Je pense qu'il faut rassurer l'industrie, en expliquant notamment que l'on a une stratégie de développement de l'hydrogène. Un memorandum of understanding a été signé avec la Belgique et le pays de la Sarre, le Luxembourg doit être sur la carte. Il y a aussi le volet de la production d'hydrogène, un appel d'offres a été lancé. Mais on sait pertinemment qu'on ne sera jamais autonomes en termes d'énergie. Il y a aussi la question du prix. Si nous voulons un hydrogène abordable, il faut miser davantage sur l'éolien, l'offshore, parce que la production d'hydrogène prend tout son sens à partir du moment où l'on utilise l'électricité dont on n'a pas besoin. Pour l'instant, le Luxembourg ne produit pas encore assez d'électricité pour nos besoins. C'est aussi pour cela qu'on a intégré le ministère de l'Énergie dans le ministère de l'Économie, parce que c'est une question d'existence des industries.

Paperjam : M. Winkin, que pensez-vous de l'hydrogène?

René Winkin : Avec le développement rapide de l'éolien et du photovoltaïque, se pose de plus en plus la question d'arriver à mettre l'offre et la demande d'électricité ensemble. Ce que l'on est en train de perdre, avec la sortie du charbon ou du nucléaire, c'est le baseload, c'est-à-dire l'électricité qui est normalement là quand il faut. On la rem place par une énergie plus aléatoire, donc si on ne trouve pas de solution à la question du stockage, on provoque non seulement des problèmes pour les consommateurs, mais aussi pour les producteurs, qui doivent casser leurs prix. Il faut trouver une solution pour lisser l'offre et la demande. L'hydrogène est probable ment un des moyens de le faire, mais il faut être conscient que lorsque l'on produit de l'hydrogène, près d'un quart de l'électricité utilisée pour la production est perdue. Nous misons sur l'interconnexion parfaite des réseaux en Europe. Nous serions contents de raisonner comme si l'Europe était une plaque de cuivre où l'électricité circulait de manière parfaite. On est loin de ce marché parfait européen sur lequel nous, Luxembourgeois, misons plus que tout autre pays. Nous sommes dépendants des autres, c'est un très grand challenge. C'est pourquoi les industriels grands consommateurs se demandent actuellement si cela va marcher.

Paperjam : Comment finance-t-on cette transition énergétique?

Lex Delles : Rien que pour stabiliser le prix de l'énergie pour les ménages, cela coûte 171 millions d'euros pour 2025. La question de la transition énergétique n'est pas qu'une question industrielle, effectivement, mais concerne toute la société, Pour l'industrie, on a besoin d'hydrogène. Le Luxembourg ne sera jamais autosuffisant, mais il faut en produire pour que le pays ne soit pas complètement dépendant. Au Luxembourg, on a déjà énormément avancé sur la production d'électricité avec les énergies renouvelables et cela a coûté de l'argent. On peut encore évoluer dans l'éolien et le photovoltaïque, c'est pour cela que ce gouvernement a mis à l'agenda la simplification administrative également dans ce domaine de la transition énergétique, pour voir sous quelles conditions on installe des éoliennes. Il y avait de nombreuses restrictions et interdictions jusqu'à présent, comme le fait d'interdire d'installer des éoliennes à la limite des autoroutes.

Paperjam : Pourrait-on un jour imaginer que le Luxembourg revienne sur son opposition au nucléaire?

Lex Delles : Pour moi, non, et pour ce gouvernement non plus. Personnellement, je suis contre le nucléaire pour deux raisons. Et si quelqu'un trouve une solution à ces deux problèmes, on construira une centrale. Premièrement, pour des raisons de sécurité. S'il arrive quelque chose, les accidents nucléaires sont très néfastes. Deuxièmement, on ne sait toujours pas quoi faire des déchets nucléaires, ce n'est pas raisonnable et cela s'oppose aux ambitions de développement durable. Ce n'est pas non plus au Luxembourg d'expliquer aux autres ce qu'ils doivent faire alors que nous ne produisons pas 100% de notre énergie. Ce n'est pas à nous de donner des leçons, nous sommes dépendants du réseau de nos voisins.

René Winkin : Je partage cet argument de ne pas vouloir donner de leçon. Je pense aussi qu'il faut miser sur la recherche pour résoudre les problèmes de sécurité et des déchets. Il ne faut donc pas faire de blocage sur les travaux de recherche. À la Fedil, nous n'avons pas réclamé la construction d'une centrale nucléaire au Luxembourg et c'est naturel que la notion de sécurité soit importante. Je pense aussi que certains de nos pays voisins ont voulu abandonner le nucléaire et ont mal anticipé la situation, avec des problèmes de corrosion, une prolongation de centrales dans lesquelles il fallait investir ou encore l'Allemagne qui a coupé ses centrales du jour au lendemain. Nous avons perdu des compétences dans ce domaine. Ainsi, nous avons plutôt aggravé le sujet de la sécurité, qui pourrait être mieux maîtrisé si les compétences étaient là et si l'on avait continué à travailler pour prolonger de manière sûre ces centrales. Il y a peut-être des technologies que ni le ministre ni moi ne connaissons encore qui vont émerger.

Paperjam : L'histoire de l'économie luxembourgeoise est d'avoir toujours réussi à se diversifier pour rester compétitive. L'industrie doit-elle aujourd'hui se positionner sur des marchés de niche?

Lex Delles : La question de la compétitivité est une des priorités de ce gouvernement. D'autres pays au sein de l'Union européenne sont plus compétitifs que nous, bien qu'ils aient les mêmes règles que nous. Avons-nous surréglementé? Une des priorités du ministère de l'Économie est la simplification administrative, qui est une partie de la réponse. La transposition des directives, la directive et rien que la directive; là aussi il y a des choses à faire sur le sujet de la compétitivité entre l'Europe, l'Asie ou les États-Unis. Si le Luxembourg remet dix couches sur les directives européennes, que d'autres pays adoptent de façon directe, il y aura forcément une complexification administrative pour nos acteurs économiques, et c'est à éviter à tout prix.

Paperjam : C'était la mentalité des gouvernements précédents, de rajouter des strates?

Lex Delles : Je ne vais pas donner une bonne ou une mauvaise note au gouvernement précédent, puisque j'en faisais partie. Ce n'est pas à moi de juger, je constate simplement. Et je ne peux pas encore répondre, car nous sommes en train de faire des analyses pour la simplification administrative et nous verrons si nous avons fait trop de reporting, par exemple, ou si nous sommes trop réglementés. Un point fort du Luxembourg est la sécurité politique, pour le développement économique de nos entreprises. Il y a une continuité, les gouvernements passant. C'est un argument de vente pour les indus triels et les investisseurs étrangers.

Paperjam : Et concernant la diversification?

René Winkin : Je pense que nous sommes un pays cher et nous le resterons. Il faut donc fabriquer des produits où nous pouvons réaliser des marges qui permettent de payer des frais qui sont peut-être plus chers qu'ailleurs. Je ne dis pas que ça ne marche pas de fabriquer un produit banal, mais il faut alors d'autres circonstances avantageuses pour que cela fonctionne. Le Luxembourg a notamment une carte à jouer dans le domaine des nouvelles technologies. D'un point de vue compétitivité, tout ce qui concerne les charges ou la lourdeur administrative sont d'abord un problème européen. Je pense que ces dix dernières années, on en a mis beaucoup trop et trop rapidement. Le rapport Draghi le dit et nous voyons bien la réaction de la Commission européenne, du Conseil européen. On voulait faire trop, trop bien et trop rapidement.

Paperjam : M. Delles, vous étiez en mission économique en Chine fin novembre 2024. Est-ce un pays partenaire ou un concurrent?

Lex Delles : L'un et l'autre. Quand on parle d'une économie ouverte, cela vaut aussi pour la Chine. Ce que j'ai vu là-bas, c'est qu'auparavant, la Chine était un pays qui produisait en quantité à bon marché, mais maintenant, ils sont loin en termes d'innovation. Si l'on parle par exemple des panneaux photovoltaïques, il n'y a pas que la production qui est en Chine, l'innovation y est aussi, donc il y a un changement dans leur stratégie. La Chine est très loin dans les questions de développement industriel, donc je pense qu'il faut travailler ensemble sur un marché mondial.

René Winkin : Si l'on regarde la part que l'Europe, les États-Unis et la Chine avaient concernant la production industrielle mondiale, entre 2000 et aujourd'hui, le shift est énorme. La Chine nous a tous dépassés. L'Europe était devant les États-Unis, maintenant nous sommes derrière. L'Europe et les États-Unis ont souffert du développement chinois, mais cela reste compréhensible, puisque c'est une région qui a une croissance plus grande que la nôtre. Et ils sont également devenus la fabrique mondiale des États-Unis et de l'Europe, en quelque sorte. On ne peut pas se passer de la Chine, mais il faut avoir la capacité d'organiser ce level playingfield, parce que si nous-mêmes ne savons pas comment l'avoir entre Européens, bonne chance pour le trouver avec eux.

Lex Delles : Le Luxembourg est un pays qui a une industrie de services des finances qui est très forte, mais le gouvernement sou tient complètement et souhaite le développement de l'industrie manufacturière. On doit aider les entreprises face aux défis auxquelles elles sont confrontées, afin de garder l'esprit d'innovation. En ce qui concerne les questions d'investissement dans la R&D, quand on regarde les classements, nous ne sommes pas à la première place parce que notre tissu économique est une industrie financière de services qui n'investit pas tellement dans la R&D. L'industrie manufacturière restera un pilier important de l'économie luxembourgeoise, car il y a tout un écosystème de fournitures autour d'une entreprise. C'est pour cela que le développement et la densification des zones d'activité sont une autre priorité du gouvernement.

Membre du gouvernement

DELLES Lex

Date de l'événement

31.01.2025