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Interview avec Lex Delles dans Le Quotidien Droits de douane: "Il nous faut éviter une surenchère destructrice"
Interview: Le Quotidien (David Marques)
Le Quotidien: Lors d'une volte-face mercredi, le président Donald Trump a décidé de geler les surtaxes douanières pour une durée de 90 jours. Indépendamment de ce revirement, comment jugez-vous la politique tarifaire pratiquée par l'administration américaine?
Lex Delles: Je suis fortement convaincu qu'il s'agit d'une situation perdant-perdant, non seulement pour le Luxembourg, l'Europe et les États-Unis, mais aussi pour 1' économie mondiale. On le voit à la réaction très sensible des Bourses américaines, européennes et asiatiques. L'incertitude qui pré vaut sur les marchés est toxique. L'autre grand problème est l'augmentation des prix. Une inflation, des deux côtés de l'Atlantique, est inévitable à moyen terme.
Le Quotidien: Peut-on déjà en évaluer l'impact sur les entreprises luxembourgeoises?
Lex Delles: L'inflation va avoir un impact direct sur les entreprises luxembourgeoises et européennes qui ex portent vers les États-Unis et celles qui fournissent des entités basées aux États-Unis. Un autre volet qui est souvent oublié est l'excès de production que les entreprises impactées par les taxes vont chercher à vendre sur d'autres marchés.
Les produits en provenance d'Asie risquent notamment de submerger le marché européen. Il faut en tenir compte et trouver des solutions pour pouvoir se protéger.
Le Quotidien: A priori, la sidérurgie et les fournisseurs de composants automobiles risquent d'être les plus lourdement touchés au Luxembourg. Est-ce que le gouvernement envisage un soutien particulier pour ces deux secteurs clés?
Lex Delles: Les échanges sont réguliers. Il faudra voir quel sera le fin mot. L' acier et l' aluminium font toujours face à des surtaxes de 25 %. D'autres matières spécifiques que le Luxembourg exporte sont également impactées. Les fournisseurs de composants automobiles sont in quiets pour 1' avenir. Cette période d'incertitude ne profite à personne.
Le Quotidien: N'est-il pas à craindre que la croissance, limitée à 1 % en 2024, dégringole si la guerre commerciale se poursuit?
Lex Delles: La croissance de 1 % du PIB est toujours supérieure à la moyenne européenne (NDLR: les dernières estimations font état de 0,9 % en zone euro, et de 1 % dans l'UE). Cela dé montre la résilience de notre économie. Nous sommes toutefois loin de la croissance moyenne de 3 % que le Luxembourg a connue entre 1996 et 2020. La guerre d'agression menée par la Russie contre l'Ukraine continue à peser. Il nous faut aussi trouver des réponses en ce qui concerne la décarbonation et la digitalisation. S'y ajoute désormais une guerre commerciale.
Mais, globalement, je ne suis pas trop inquiet pour l'économie luxembourgeoise et européenne, à condition de faire preuve d'uni té. C'est ce qui fait notre force et cela démontre l'importance de 1' Europe pour le Luxembourg et du Luxembourg pour l'Europe.
Le Quotidien: Malgré tout, comment faut-il ré agir pour éviter que la situation ne se dégrade davantage?
Lex Delles: La riposte doit être européenne et elle ne peut pas se limiter à des représailles. On a vu ce qui est arrivé entre Pékin et Washington. La Chine est frappée depuis jeudi par 145 % de surtaxes sur les produits exportés vers les États-Unis et la ri poste chinoise ne s'est pas fait at tendre (NDLR: hausse des droits de douane sur les produits américains, portés vendredi à 125 %). Il nous faut éviter une surenchère destructrice. La clé est le renforcement du marché intérieur européen, ce que le Luxembourg soutient pleinement. On a souvent tendance à l'oublier, mais en restant unie, 1' Europe dispose du plus grand et plus fort marché intérieur au monde. Profitons-en et évitons la division. C'est précisément ce que le président Trump tente de faire. Au-delà de défendre ses valeurs, l'UE a dès le départ eu pour objectif de devenir un acteur économique fort.
Le Quotidien: Dans cet ordre d'idées, le fait que les relations commerciales de I'UE soient de la compétence exclusive de la Commission européenne est-il un avantage?
Lex Delles: Définitivement. Ces dernières années, les gens se sont parfois posé la question: pourquoi a-t-on besoin dei' UE? Ce n'est certainement pas pour surréglementer les choses.
Dans ce bras de fer commercial, l'Europe démontre sa vraie utilité. Si le Luxembourg devait aller négocier seul avec les États-Unis, on ne serait assurément pas servis les premiers. Mais si I'UE discute avec Washington, on dispose d'un tout autre poids.
Le Quotidien: Pourtant, la proposition de faire appliquer un accord tarifaire zéro pour zéro a été balayée d'un revers de la main par Donald Trump. Jeudi, la Commission a décidé à son tour de suspendre sa première riposte aux droits de douane. Somme toute, est-ce que I'UE se montre assez offensive face à Donald Trump?
Lex Delles: Nous devons toujours pouvoir négocier et discuter. Il ne sert à rien de diaboliser les États-Unis de Donald Trump ou tout autre État. On doit réussir à maintenir le dialogue pour amortir au mieux le choc. Si le président Trump réclame maintenant quel 'UE importe plus d'énergie fossile américaine pour combler le déficit commercial, il faut savoir que cela va mener à de nouvelles dépendances dangereuses.
Le Quotidien: Aujourd'hui, les États-Unis restent toutefois le principal fournisseur de gaz liquide de I'UE.
Lex Delles: La transition énergétique ne peut pas se faire du jour au lendemain. Cela peut frustrer différents acteurs, ce que je comprends, mais nous avons un chemin à parcourir ensemble. La réponse n'est pas de s'appuyer davantage sur de l'énergie fossile. Or, actuellement, nous avons encore besoin d'importer du gaz liquide. L'objectif final reste de sortir progressivement de cette dépendance, au Luxembourg et dans I'UE.
Le Quotidien: Un des objectifs du gouvernement est justement le développement accéléré des énergies renouvelables. Dans quelle mesure cela peut-il profiter aux ménages et aux entreprises, confrontés à une hausse des prix de l'énergie?
Lex Delles: Un exemple pour commencer: mardi dernier, 35,5 % de l'électricité consommée a été produite au Luxembourg. On n'est pas encore à 100 % et nous ne serons probablement jamais pleinement autonomes. Il est d'autant plus important de s'allier à nos pays voisins, qui disposent de plus grandes capacités, grâce notamment aux éoliennes offshore ou à la production d'hydrogène. En parallèle, le gouvernement a décidé de débloquer 170 millions d'euros pour maintenir un plafond partiel sur le prix de 1' électricité. Le Luxembourg dispose ainsi du prix le plus favorable par rapport à ses voisins. Cela n'empêche pas que l'on doive assurer durablement un prix compétitif, pour faire progresser la décarbonation, mais aussi pour garder élevé le pouvoir d'achat des gens.
Le Quotidien: Dans un tout autre ressort, vous vous voyez confronté à une levée de boucliers inédite des syndicats en raison du projet d'élargissement des heures d'ouverture du commerce. Où en sont les pour parlers?
Lex Delles: Le plus important est de pouvoir s'asseoir autour d'une table et de discuter. Déjà par le passé, les discussions entre partenaires sociaux étaient très musclées. Mais nous avons démontré que l'on était capable de surmonter des crises en semble. Et même s'il n'est pas toujours possible de trouver un accord, il faut savoir discuter pour se rapprocher l'un de l'autre. Or si un camp bloque tout et ne compte rien céder — que ce soit le gouvernement, le patronat ou les syndicats — on n'arrivera pas à avancer, ce qui est dommageable pour les gens au Luxembourg, les frontaliers et les entreprises.
Le Quotidien: Décelez-vous un tel blocage dans le camp syndical?
Lex Delles: Très sincèrement, je comprends que les syndicats se sentent mis dos au mur au vu de certaines déclarations qui ont été faites. Je com prends que le patronat et le gouvernement puissent ressentir la même chose. Un tel scénario est toujours nuisible. Le dialogue social doit être mené d'égal à égal, comme cela a toujours été le cas au Luxembourg.
Si quelqu'un sent que ce n'est plus le cas, nous avons un problème.
Mais c'est précisément dans une telle situation qu'il faut se mettre autour d'une table.
Le Quotidien: Les syndicats vous reprochent de les avoir mis devant le fait accompli.
Lex Delles: J'ai reçu à deux reprises 1' OGBL et le LCGB, tout comme les représentants du patronat. J'ai écouté leurs doléances, nous avons échangé. Il m'a fallu trancher alors que j'étais confronté à deux positions diamétralement opposées. Personne n'est satisfait, mais ma mission était claire dès le départ. L'accord de coalition signé par le CSV et le DP prévoit une adaptation des heures d'ou verture. C'était également le cas sous la précédente majorité. Des élus de 1' opposition qui se disent aujourd'hui surpris ont peut-être oublié qu'ils faisaient partie de l'ancien gouvernement... L'objectif est de se doter d'un cadre légal moderne et cohérent.
Le Quotidien: Le chef de fraction du CSV, Marc Spautz, se montre aussi très critique, du moins en ce qui concerne la forme, à l'égard de cette modernisation du droit du travail. En tant que partenaire de coalition, comment jugez-vous cette contestation?
Lex Delles: Je prends ici la casquette de président du DP et dois dire qu'il est très délicat de remettre sans cesse en question un projet alors que le programme gouvernemental est très clair sur ce point. Notre coalition s'est engagée à mener à bien une modernisation du droit du travail, qui comprend un deuxième volet (NDLR: conventions collectives) géré par le ministère du Travail (NDLR: occupé par le chrétien-social Georges Mischo). Il nous faut désormais trou ver des solutions, ce qui est difficile si un député — en 1' occurrence Marc Spautz - fait cavalier seul.
Le Quotidien: La casquette de président, vous allez l'enlever lors du congrès de votre parti, le 27 avril. Est-il temps de renouveler les rangs du DP?
Lex Delles: Je suis devenu président il y a trois ans. Peu de temps après a commencé la campagne pour les élections communales, suivie de celles pour les législatives et les européennes.
J'ai donc pris la tête du parti à un moment où tout devait aller très vite. Si je prolongeais encore pour un deuxième et dernier mandat de trois ans, mon successeur se re trouverait dans la même situation (NDLR: les prochaines législatives sont prévues en octobre 2028). En plus, je gère un ministère doté de quatre portefeuilles. La charge de travail est très importante et je n'ai plus assez de temps à consacrer à la direction du parti. Je suis d'ailleurs très reconnaissant à Carole Hartmann, en tant que secrétaire générale, de m'avoir beaucoup aidé ces derniers mois.
Le Quotidien: La même Carole Hartmann postule pour vous succéder.
Lex Delles: Je ne peux que soutenir sa candidature, car je sais avec quel engagement Carole se consacre au parti et à ses mandats politiques. Elle connaît le DP et va donner tout son coeur. Elle peut compter sur ma voix.