Interview avec Stéphanie Obertin dans Paperjam "L'attraction de talents venus de l'étranger est une priorité"

Interview: Paperjam (Marc Fassone )

 

Paperjam: Dans le cadre de la stratégie nationale de la recherche et de l'innovation, quels sont les champs de recherche prioritaires en ce moment?

Stéphanie Obertin: Nous travaillons sur plusieurs projets. Dans le domaine des services, l'intelligence artificielle est une priorité. Notre objectif est de développer des systèmes qui soient fiables, transparents et qui utilisent un minimum de ressources. Dans le domaine des services toujours, nous avons créé, début 2024, à l'Université, le Luxembourg Centre for European Law (LCEL) (à lire en page 18, ndlr).

Dans un domaine connexe, nous développons le projet phare 4LM qui vise à positionner le Luxembourg comme un leader avant-gardiste dans les technologies de conformité et exploitant la puissance de l'IA pour gérer un fardeau réglementaire de plus en plus ressenti au niveau de I'UE, mais aussi national. Ce projet facilitera la charge administrative, par exemple en matière de déclaration d'impôt pour les citoyens, de démarches GDPR pour les entreprises ou d'élaboration de lois. Il fait partie des trois stratégies nationales concernant les domaines de l'intelligence artificielle, des données et des technologies quantiques. Ces trois nouvelles stratégies prévues dans le programme gouvernemental s'imbriquent parfaitement avec la stratégie nationale de la recherche et de l'innovation.

Dans le secteur de l'éducation, l'Université poursuit différents projets de recherche qualitative et quantitative sur divers aspects de l'enseignement, de l'apprentis sage, de l'inclusion et de l'égalité, des politiques éducatives, des études scientifiques et technologiques. De son côté, le Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (Liser) travaille, en exploitant notamment le big data, à la définition des compétences nécessaires pour le marché du travail du futur.

Dans le même secteur, on peut aussi citer le Luxembourg Media and Digital Design Centre (LMDDC) créé en 2020 en tant que groupement d'intérêt économique (GIE) entre le ministère de la Recherche et de l'Enseignement supérieur, le ministère de l'Éducation nationale et le List, dont la mission est le soutien, à l'échelle nationale, à l'apprentissage digital, et la création de plateformes de services et d'innovation.

Pour ce qui est du développement durable et responsable, le centre interdisciplinaire Luxembourg Centre for Socio Environmental Systems (LCSES) est en train de se mettre en place à l'Université.

Et enfin, dans le domaine de la médecine, nous avons inauguré en 2022 le LCTR Fuerschungsklinik. Cogéré à la fois par le CHL et le LIH, en étroite collaboration avec les Hôpitaux Robert-Schuman (HRS) et le Centre hospitalier Emile-Mayrisch (CHEM), le LCTR-Fuerschungsklinik offre à tous les acteurs de la santé et de la recherche au Luxembourg une plateforme pour favoriser l'innovation technologique et la transférer dans la pratique clinique. Il vise également à développer de nouvelles solutions médicales personnalisées pour améliorer la prévention, le diagnostic et le traitement des principales maladies chroniques — telles que le cancer, les maladies infectieuses et les troubles immunitaires et neurodégénératifs, entre autres.

Paperjam: Cela fait beaucoup de projets. Est-ce que vous avez suffisamment de chercheurs pour pouvoir tous les faire avancer?

Stéphanie Obertin: Nous comptons actuellement environ 3.000 chercheurs au Luxembourg, ce qui est déjà un chiffre respectable. Mais il y a toujours moyen de faire mieux. Le Luxembourg dispose d'un écosystème de recherche résolument tourné vers l'international, et l'attraction de talents venus de l'étranger constitue une priorité stratégique. Nous en attirons d'ailleurs beaucoup. Il faut aussi savoir que, d'après l'Université du Luxembourg, 70% des étudiants diplômés de master et de doctorat de l'Université travaillent ensuite au Luxembourg; ce n'est pas mal en comparaison au niveau internationale. Nous sommes à la fois un pays qui est attractif et qui réussit à maintenir les jeunes talents au Luxembourg.

Paperjam: Justement, qu'est-ce qui attire les chercheurs au Luxembourg?

Stéphanie Obertin: Il y a plusieurs volets à mentionner. D'abord, il y a la qualité de la recherche réalisée dans nos centres de recherche et à l'Université. Nos institutions jouissent, dans beaucoup de domaines, d'une excellente renommée internationale.

Et, bien sûr, il y a le volet financier: le Fonds national de la recherche (FNR) propose les programmes Pearl et Attract. Le programme Pearl vise à faire venir au Luxembourg des chercheurs de haut niveau dans des domaines de recherche jugés stratégiques, tandis que le programme Attract s'adresse à de jeunes chercheurs prometteurs souhaitant créer leur propre équipe au sein de notre écosystème de recherche.

La contribution financière du FNR peut aller jusqu'à 1,5 million pour les chercheurs débutants et 2 millions pour les chercheurs confirmés. Pour 2025, le FNR espère pouvoir financer 1 à 2 projets.

En 2024, ces deux dispositifs ont été évalués de manière externe, et les résultats ont confirmé leur importance pour le renforce ment ciblé de notre écosystème scientifique.

Le gouvernement entend donc les pour suivre, avec des ajustements spécifiques pour les rendre encore plus efficaces.

Le Luxembourg participe également à des initiatives européennes majeures, telles qu'Euraxess, visant à faciliter la mobilité des chercheurs au sein de l'Europe et incluant un volet d'attraction de chercheurs internationaux, et s'appuie sur la plateforme Research Luxembourg, qui regroupe l'ensemble des institutions publiques de recherche pour promouvoir la recherche au Grand-Duché au niveau international.

Le ministère de la Recherche et de l'Enseignement supérieur participe aussi activement au comité interministériel pour l'attraction de talents, où le domaine de la recherche est pleinement intégré, notamment dans le cadre du développement en cours d'un portail national dédié à cette thématique.

Et last but not least: un rôle important pour attirer les talents, mais aussi pour for mer et développer leurs compétences et les adapter aux besoins du marché du travail, revient à l'enseignement supérieur — donc dans une perspective d'attraction, mais aussi de rétention et de développement des talents.

En particulier, la formation continue au niveau de l'enseignement supérieur est importante, d'une part pour développer davantage les compétences des talents déjà présents au Luxembourg, et d'autre part aussi comme facteur d'attraction pour les professionnels, pour qui la présence d'une telle offre est un atout.

Ayant intégré l'University of Luxembourg Competence Centre à l'Université du Luxembourg le 1"L janvier de cette année, nous essayons d'améliorer le cadre de la formation continue universitaire et d'élargir davantage cette offre.

En outre, il est important que l'Université propose également une formation initiale dans les domaines où les talents sont recherchés sur le marché du travail; les services, l'ingénierie et les professions de santé en sont des exemples; d'autres sont, par exemple, les nouveaux masters en éducation ou les masters spécialisés dans des domaines comme le calcul haute per formance, la cybersécurité ou la science des données.

L'Université du Luxembourg — notamment en raison du fait que les frais d'inscription pour les étudiants européens et non européens sont les mêmes — attire de nombreux étudiants internationaux, notamment aux niveaux master et doctorat. 57% de tous les étudiants de l'Université ne sont pas luxembourgeois et environ 20% viennent de pays hors UE.

Paperjam: La question d'actualité: dans le secteur la recherche, c'est la fuite potentielle des cerveaux américains face aux ingérences de Donald Trump. Est-ce qu'il y a des Américains qui vous ont contacté ou est-ce que vous comptez démarcher ce vivier?

Stéphanie Obertin: Notre politique n'est pas de démarcher proactivement des chercheurs dans des universités étrangères. Nous mettons bien sûr en avant nos atouts comme notre multilinguisme ou la qualité de nos pro grammes de recherche, mais nous n'allons pas chercher à débaucher des gens. Pour ce qui est des chercheurs américains, l'Université nous a remonté une hausse des prises de contact, mais cette hausse ne serait pas énorme.

Paperjam: Quelle est l'image de la recherche luxembourgeoise à l'étranger?

Stéphanie Obertin: L'image de la recherche publique luxembourgeoise à l'international est, au vu de sa qualité, très bonne. Un indicateur qui témoigne de la qualité de nos projets est celui des financements européens obtenus.

Au titre des programmes européens Horizon 2020 et Horizon Europe, nos centres de recherche ont reçu, pour 315 pro jets retenus en tout, presque 180 millions d'euros ces 10 dernières années.

Paperjam: L'argent reste le nerf de la guerre. Comment travaillez-vous à la valorisation économique des résultats de ces recherches? L'accord de gouvernement parle d'une agence de transfert pour les start-up et les spin-off. Où en êtes-vous sur ce projet?

Stéphanie Obertin: La valorisation des résultats de la recherche publique est en effet un pilier fondamental pour une politique d'innovation ambitieuse. Dès lors, le gouvernement a mis en place un Tech Transfer Strategy Group (TTSG), réunissant des représentants du ministère de la Recherche et de l'Enseigne ment supérieur, du ministère de l'Économie, de Luxinnovation, de l'incubateur Technoport et des institutions de recherche publiques. Ce groupe de travail a pour mission de proposer un plan d'action visant à améliorer le transfert de technologies et à favoriser la création de spin-off issus de la recherche publique. Mais le Tech Transfer Strategy Group a non seulement pour mission d'accompagner le transfert technologique, mais il est également chargé d'identifier les obstacles actuels à la valorisation, y compris les incohérences en matière de règles de propriété intellectuelle, et de proposer des solutions pour les surmonter. Cela permettra d'établir un cadre transparent, plus attractif et compréhensible pour les chercheurs comme pour les industriels.

L'objectif n'est pas d'augmenter simple ment le nombre de brevets, mais de trans former les résultats de recherche en valeur économique tangible, via des projets d'entreprise viables, évolutifs et créateurs d'emplois au Luxembourg.

Paperjam: Parmi vos grands chantiers, il y a l'intelligence artificielle. Quel peut être l'impact de l'intelligence artificielle sur la recherche?

Stéphanie Obertin: L'IA est une technologie émergente dont on commence à peine à voir toutes les implications et applications possibles. Elle va jouer son rôle certain, tout comme dans beaucoup d'autres domaines comme la mobilité, les finances, la médecine. Je pense que le recours à l'lAva permettre de faciliter l'analyse des données qui sortent du domaine de la recherche et de mieux répondre aux besoins que nous avons.

Comme je l'ai déjà évoqué, le gouvernement vient de finaliser ses trois stratégies nationales relatives à l'IA, aux données et aux technologies quantiques. Trois stratégies fortement liées les unes aux autres au point qu'on ne peut pas les dissocier complètement. Quatre ministères ont travaillé ensemble d'une manière transversale: le ministère d'État et les services chargés des médias et de la connectivité ont travaillé sur l'intelligence artificielle; le ministère de la Digitalisation a travaillé sur la stratégie des données, et les ministères de la Recherche et de l'Économie sur les technologies quantiques. Les résultats de ces travaux ont été présentés au Conseil de gouvernement le 2 mai dernier. Des annonces détaillées vont rapidement venir.

Ce que je peux vous dire aujourd'hui, c'est que ces stratégies nous donnent un cadre nous permettant de coordonner les travaux et de mieux cibler les investissements dans ces technologies émergentes. Ces stratégies nous permettent de définir plus précisément les domaines où nous voulons créer des pôles d'excellence.

Paperjam: Quels domaines avez-vous ciblés jusqu'à présent?

Stéphanie Obertin: Il y a un domaine qui s'impose comme le préalable indispensable aux autres: celui des données. Certes, au Luxembourg, nous générons peu de données, mais nous tenons à ce qu'elles soient de qualité. C'est l'esprit du projet de loi 8395 relatif à la valorisation des données dans un environnement de confiance et à la mise en oeuvre du principe "Once only", déposé en juin 2024. Le fait d'avoir défini dans ce projet de loi une architecture de gouvernance centralisée chargée de donner les autorisations d'utilisation et de réutilisation des données va nous permettre d'être plus agiles et attractifs que d'autres pays.

De même, le choix de ne pas centraliser les données est un atout. Elles resteront chez ceux qui les collectent, tout en étant mises à disposition dans un environnement sécurisé afin d'en faciliter l'accès.

Paperjam: Quels sont les grands autres chantiers sur lesquels travaille le ministère de la Recherche et de l'Enseignement supérieur?

Stéphanie Obertin: Avant la fin de ce semestre, nous allons déposer deux projets de loi. Le premier vise à réformer l'organisation du Fonds national de la recherche. Le FNR est actuellement régi par une loi qui date de 1999, loi qui nécessite une adaptation à l'écosystème de la recherche tel qu'il existe actuellement.

Contrairement à l'époque de sa création, le FNR n'est plus exclusivement une agence de financement, mais il joue un rôle important dans la valorisation et l'internationalisation des résultats de la recherche au Luxembourg. Le FNR jouit d'une grande expérience dans l'évaluation scientifique, expérience qui, dans le futur, pourra être mise au profit de la recherche nationale dans son ensemble, même si le FNR n'est pas directement impliqué dans le financement d'un projet donné.

Le FNR a dès lors un impact direct sur le développement économique et scientifique du pays. Ainsi, la nouvelle loi en préparation sur le FNR accordera une attention encore accrue à la valorisation et au transfert de technologies.

Le deuxième projet sur lequel nous travaillons ne concerne pas la recherche, mais l'aide financière de l'État pour les études supérieures. Le système actuel va être réformé afin de prendre encore davantage en compte la progression des étudiants, sans que la structure de base des aides — à savoir les quatre piliers que sont la bourse de base, la bourse de mobilité, la bourse sociale et la bourse familiale — soit modifiée. Dans cet esprit, nous avons prévu une prime à l'obtention du diplôme de fin d'études. La partie mobilité de la bourse sera majorée, tout comme la subvention d'intérêt.