Interview avec Lex Delles dans Virgule "Le Luxembourg veut être parmi les premiers pays d'Europe à avoir des taxis autonomes dans ses rues"

Interview: Virgule (Julien Carette)

 

Virgule: Le Luxembourg vient d'autoriser l'entreprise Pony.ai,.précurseur dans la conduite autonome, à effectuer des essais sur la voie publique. L'objectif est de devenir le premier pays européen avec des taxis autonomes dans les rues?

Lex Delles: Oui, on veut être parmi les premiers pays d'Europe. La voiture autonome est une des priorités de ce gouvernement. Une priorité relativement nouvelle, mais qui ne vient pas de nulle part. Elle est fondée sur le savoir-faire existant depuis des décennies chez nous au niveau du secteur automobile. Ce dernier étant désormais associé à notre stratégie digitale, dans laquelle nous avons largement investi, avec notamment nos trois super-ordinateurs: MeluXina, MeluXina Q (Q pour quantique) et MeluXina-Al. C'est donc une forme de continuité.

Virgule: Et à quelle échéance retrouvera-t-on ces taxis autonomes sur nos routes?

Lex Delles: Si j'ai appris une chose en politique, c'est de ne pas avancer de date précise (il sourit, NDLR). Après, on ne peut pas attendre dix ans, bien évidemment. C'est un secteur qui avance tellement vite. Et nous voulons nous établir comme LE hub européen pour le déploiement de cette voiture autonome. En profitant de nos avantages, comme le caractère limité de notre territoire. Ce dernier fait de nous, en effet, le terreau idéal pour ce genre de technologie. Sans oublier le fait que, malgré les changements de gouvernement ces 20 dernières années, le Luxembourg est parvenu à garder cette continuité qui lui confère une stabilité qui n'est pas si forcément habituelle. Prenez, par exemple, les États-Unis, dont le côté économiquement fiable semble aujourd'hui remis en question. C'est du moins ce qu'il ressort des discussions avec certaines entreprises. Après, pour revenir à votre question, ce serait bien qu'on trouve des taxis autonomes chez nous avant la fin de cette législature (qui se terminera en octobre 2028, NDLR).

Virgule: Les taxis autonomes sont déjà une réalité en Californie ou dans certaines régions d'Asie. Qu'est-ce qui empêche qu'il en soit de même chez nous?

Lex Delles: Pour parvenir au stade de maturité de ce qu'on retrouve désormais sur les territoires que vous évoquez, il y a différents paliers à franchir. Et on ne peut pas sauter d'étape. Pour l'instant, nous avons fait le premier pas, avec l'octroi de cette licence accordée à Pony.ai et Emile Weber, dans le cadre de leur collaboration. Ce duo est ainsi autorisé à circuler dans les limites de la commune de Lenningen avec des voitures autonomes, dans lesquelles on retrouve un conducteur de sécurité derrière le volant.

Virgule: Après ce premier pas, quelles sont les prochaines étapes?

Lex Delles: Pour la suite, il faudra d'abord que certaines lois soient adaptées, notamment en matière d'assurance et de responsabilité. Le ministère de la Mobilité planche actuellement dessus... Après, il n'y a pas que les taxis. Nous avons aussi un œil sur les véhicules autonomes en matière de logistique. En Asie, on retrouve également déjà des camions fonctionnant de manière autonome. C'est un second secteur que nous souhaitons développer. Et, là aussi, nous chercherons à effectuer une collaboration entre une entreprise étrangère et un acteur luxembourgeois. Comme pour les taxis donc. Mais nous n'en sommes pas encore au même stade d'avancement. Plutôt aux balbutiements.

Néanmoins, vous aurez compris que nous souhaitons nous avancer comme une référence en matière de véhicule autonome sur le sol européen. Et ainsi, continuer d'intéresser de nouvelles entreprises. Afin qu'elles nous rejoignent, comme d'autres vont aussi bientôt le faire.

Virgule: Les "health tech" (ou technologies de la santé) sont un autre pilier de la diversification économique voulue par le Luxembourg. Dans ce domaine, on a vu s'installer la House of BioHealth à Esch-sur-Alzette et, sur le même site, le projet de Heal Campus. Mais, vu de loin, cela ne semble pas être aussi dynamique qu'on pouvait l'espérer. On se trompe?

Lex Delles: À mon sens, c'est surtout un secteur bien moins visible que des taxis dans les rues (il sourit, NDLR). Pourtant, nous accueillons de plus en plus d'entreprises actives dans ce domaine. Selon une cartographie effectuée par Luxinnovation (à partir de données datant de 2020), les "health tech" sont un écosystème fort de quelque 136 entreprises privées au Luxembourg. C'est aussi un secteur qui reste jeune. Ainsi, en 2020, environ 50% de ses entreprises avaient moins de dix ans d'existence. Mais l'emploi ne cessait d'y croitre, puisqu'on y dénombrait quelque 1.900 postes.

Virgule: Le but est-il de créer sur Esch une sorte de "health valley" - c'est-à-dire un écosystème où se concentrent entreprises, instituts de recherche, hôpitaux et start-ups autour des technologies de la santé -, à l'image de ce qu'on peut retrouver chez nos voisins?

Lex Delles: Avec l'hôpital du Südspidol qui doit se construire à quelques mètres à peine de la House of BioHealth et du Heal Campus, le site a en tout cas été très bien choisi. On va grandement pouvoir y favoriser les échanges entre laboratoires, entreprises des "health tech" et instituts de recherche.

Virgule: À quelle échéance un tel écosystème deviendra-t-il réalité?

Lex Delles: Je ne peux pas vous dire. Tout cela dépendra de la construction de l'hôpital (qui a pris pas mal de retard et qu'on ne voit pas entrer en fonction avant l'horizon 2032 ou 2033, NDLR). Mais ces technologies de la santé rentrent, en tout cas, parfaitement dans le cadre de la stratégie data et digitale de notre pays.

Virgule: On a beaucoup parlé ces dernières semaines de la défense et de l'augmentation des investissements dans ce secteur, pour atteindre dès cette année 1,182 milliard d'euros. En attendant de voir ce chiffre encore grossir dans les prochaines années. Quelle stratégie le Luxembourg a-t-il ou veut-il mettre en place pour que tous ces investissements ruissellent sur sa propre économie?

Lex Delles: Je ne vais pas dire que nous sommes au début de ce travail, mais nous travaillons en ce moment dessus. Et cela, de manière concertée avec la direction de la Défense. Une personne a d'ailleurs été détachée spécifiquement à cette tâche au sein du ministère de l'Économie. Dans le but de travailler sur les retours économiques possibles pour l'économie luxembourgeoise. Le Luxembourg ne peut pas investir un milliard chaque année dans le développement, par exemple, de la cybersécurité. Ou d'un autre domaine déjà considéré comme prioritaire par notre gouvernement. Nous devons donc réussir à mettre en place un mélange d'investissements, qui permettra d'obtenir des retours économiques directs, mais aussi indirects. Mais, avant de développer mon propos, permettez-moi de préciser que la réponse luxembourgeoise doit être celle de l'Union européenne, avec un marché européen qui devra être renforcé en matière de défense.

Virgule: Votre stratégie est donc d'essayer de favoriser la présence d'acteurs économiques luxembourgeois sur ce marché européen de la défense?

Lex Delles: Nous travaillons sur différentes pistes. Luxinnovation a ainsi réalisé une analyse des entreprises présentes sur notre sol ayant une approche "dual use" (ce qu'on peut traduire en français par "double usage", NDLR), c'est-à-dire que leur production peut avoir une utilisation à la fois civile et liée à la défense. L'exemple typique que je pourrais donner, c'est la fabrication de jumelles à vision nocturne. Luxinnovation a ainsi détecté quelque 120 entreprises qui ont des produits pouvant être utilisés totalement ou en partie en matière de défense. Soit autant d'entreprises qui pourraient bénéficier de l'augmentation de notre budget de défense, mais aussi de celui de nos nombreux partenaires européens. À côté de ça, une autre cartographie a été faite. Celle de nos entreprises qui pourraient intégrer la chaîne de production de ce que nous pourrions acheter à l'étranger. Notre ambition étant, évidemment, que si nous ne venions à acheter effectivement un produit, l'entreprise luxembourgeoise en question fasse bien partie de sa chaîne de production. Une collaboration au sein de l'Union doit naître à ce niveau-là. Enfin, une autre piste envisagée pour soutenir le développement du secteur de la défense consiste à investir davantage dans les entreprises actives dans la recherche & développement liée à cette même défense.

Virgule: Vous démarchez aussi des entreprises du secteur de la défense afin que celles-ci viennent s'installer au Luxembourg...

Lex Delles: Oui, des entreprises qui proposent des solutions "dual use" là aussi. D'autres nous sollicitent également et pourraient s'installer sur des sites de productions qui leur seraient dédiés. Nous avons d'ailleurs réservé des terrains à cet effet.

Cela pourrait aussi concerner la fabrication d'armement. Même si, à ce niveau-là, la direction de la Défense et le ministère de la Justice investiguent actuellement afin de voir si notre législation ne bloquerait pas la production de ce type de produits sur le sol luxembourgeois. N'étant pas juriste, je ne peux pas vraiment vous en dire plus, mais il semblerait que certaines lois puissent effectivement poser soucis...

Virgule: L'augmentation substantielle du budget réservé à la défense a-t-elle changé les priorités économiques du gouvernement?

Lex Delles: Non. Nos priorités n'ont pas fondamentalement changé. Nous essayons simplement d'établir davantage de "matching" entre celles-ci et ce secteur de la défense. Ou, dit autrement, d'intégrer au mieux cette augmentation du budget de la défense au niveau des secteurs que nous avions définis comme prioritaires. C'est le cas, par exemple, pour la cybersécurité ou ce qui concerne l'économie de l'espace. Je pense notamment au satellite Govsat 1 qui est déjà en orbite, à Govsat 2 et au satellite d'"Earth Observation", LUXEOSys, que nous lancerons bientôt.

Virgule: La stratégie spatiale luxembourgeoise existe désormais depuis une quarantaine d'années au Luxembourg. Certes, on définit l'espace comme un marché à rentrée différée, mais on a parfois un peu de mal à voir les retombées économiques...

Lex Delles: Je vous avoue m'être posé la même question lors de mon arrivée au ministère. C'est un secteur qui, malgré son âge, reste en construction. On y retrouve, bien évidemment, la société SES qui fait office de repère, mais aussi beaucoup de start-ups. Le nombre d'entreprises actives dans le domaine spatial est passé de 2022 à 2024 de 67 à 81, soit plus de 20% d'augmentation. Pour un chiffre d'affaires cumulé qui a, lui, grimpé de 35% sur la période 2021-2023, pour atteindre les 109 millions d'euros. Alors que, dans le même temps, le nombre d'emplois a grimpé de 29% (792 emplois en 2023). Et d'autres sociétés sont sur le point de s'installer chez nous pour profiter de notre environnement propice au déploiement d'activités spatiales.

Virgule: On imagine que vous comptez beaucoup sur la loi sur l'exploitation des ressources spatiales pour donner un nouveau coup de boost?

Lex Delles: Oui. L'annonce de l'envoi de notre petit robot de type royer sur la Lune a, en tout cas, remis un coup de projecteur sur le Luxembourg et son économie de l'espace. Un petit robot dont l'alunissage est d'ailleurs prévu pour ce jeudi, si tout se passe bien. Pour rappel, celui-ci a pour mission de récolter du régolithe lunaire qui sera ensuite vendu à la Nasa, l'agence spatiale américaine. Ce qui posera la question juridique de qui est le propriétaire de ce régolithe. Cette poussière lunaire mettra, alors, à l'épreuve la fameuse loi de 2017 autorisant les entreprises enregistrées chez nous à revendiquer la propriété des minéraux collectés dans l'espace à des fins commerciales. Le Luxembourg avait été, à l'époque, le deuxième pays au monde, après les États-Unis, à instaurer une telle réglementation.

Virgule: Vous vous attendez à une grosse bagarre juridique?

Lex Delles: On verra. Ce n'est pas certain. La chose la plus importante est qu'on aura une vraie clarification sur la question juridique entourant les matériaux récoltés dans l'espace. Évidemment, le déploiement des ressources spatiales n'est pas une chose qui se mettra en place du jour au lendemain. À bien des égards, ce qui se passera ensuite peut même ressembler aujourd'hui pour beaucoup à de la science-fiction, je l'avoue. Mais ce sont les premiers pas dans une direction qui pourrait être très intéressante pour le Luxembourg. Et pour attirer chez nous de nombreuses autres entreprises souhaitant profiter de notre législation en la matière.