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Interview avec Gilles Roth dans Luxemburger Wort "En 2035, une place financière davantage diversifiée et plus internationale"
Interview : Luxemburger Wort
Luxemburger Wort : Quels sont les principaux défis auxquels la place financière et plus particulièrement le monde bancaire sont confrontés ?
Gilles Roth : La place financière luxembourgeoise fait face à des défis multiples, à la fois structurels et externes. La transformation numérique exige des investissements continus en technologie et en compétences. Les tensions géopolitiques et la fragmentation réglementaire fragilisent le système international dont dépend notre modèle ouvert.
La durabilité représente une opportunité stratégique mais demande une mise en oeuvre concrète. Enfin, en tant que centre hautement international, nous sommes ex posés à la volatilité des marchés mondiaux, d'où l'importance de renforcer notre résilience et notre diversification. Mais nous partons d'une base solide : un centre fi nancier bien diversifié et robuste, avec des acteurs forts en banque, assurance, fonds d'investissement, marchés de capitaux et fintechs.
Luxemburger Wort : Comment cela se traduit-il concrètement ?
Gilles Roth : Nous devons redoubler d'efforts dans ce que nous faisons de mieux: être une plateforme fiable, agile et internationale. Cela signifie qu'il faut investir dans la qualité de notre environnement réglementaire, faire preuve de rapidité et de clarté dans la mise en oeuvre, et renforcer notre positionnement en tant que porte d'entrée dans I'UE pour les institutions financières mondiales.
Avec plus de 118 banques internationales issues de 25 pays, des centaines de gestionnaires d'actifs, d'assureurs et d'autres institutions financières, le succès du Luxembourg réside dans le fait qu'il permet à ces acteurs d'opérer et de se développer au-delà des frontières. En y implantant leur fi liale, ces acteurs bénéficient de l'écosystème que nous développons. Ces institutions doivent pouvoir facilement distribuer leur offre à l'échelle de l'Union européenne grâce à la libre prestation de services.
Luxemburger Wort : Comment dynamiser davantage l'activité portée par l'industrie des fonds luxembourgeoise ?
Gilles Roth : Le Luxembourg est aujourd'hui le deuxième hub international le plus important au monde, avec 7.300 milliards d'euros d'actifs sous gestion. La croissance du secteur passe par la diversification de l'activité, avec un fort potentiel de développement des fonds alternatifs, des fonds indiciels (ETF), ou encore des nouveaux produits européens d'investissement à long terme (ELTIF). Deux tiers des fonds EL TIF lancés en Europe les dernières trois ou quatre mois ont été mis en place au Luxembourg. Face à ces évolutions, nous devons continuer à proposer un environnement dynamique et flexible pour accueillir ces véhicules.
Luxemburger Wort : Ces derniers mois, des gestionnaires importants ont choisi de transférer des fonds du Luxembourg vers l'irlande. La place financière doit-elle s'en inquiéter ?
Gilles Roth : La concurrence entre les centres financiers est normale et saine. Nous nous efforçons de rester attractifs en offrant une plateforme mondialement reconnue pour la distribution transfrontalière, avec un accès à plus de 70 marchés. Ce niveau de portée internationale reste inégalé.
Nous avons également pris des mesures concrètes pour renforcer notre offre - par exemple, en supprimant la taxe d'abonnement sur les ETF - et en maintenant un environnement réglementaire pragmatique. Mais il est important d'avoir une vue d'ensemble: alors que certains gestionnaires ont délocalisé des fonds spécifiques, le Luxembourg gagne beaucoup de terrain dans d'autres domaines, en particulier dans les produits d'investissement alternatifs. La croissance des fonds d'investissement à long terme (ELTIF), qui sont aujourd'hui au coeur de l'actualité européenne, en est un excellent exemple.
Luxemburger Wort : L'adoption technologique est également un levier de transformation essentiel, notamment pour rester compétitifs face à des acteurs 100% digitaux. Comment faciliter cette transition ?
Gilles Roth : L'adoption des nouvelles technologies est un grand défi. Dans l'industrie des fonds, la tokénisation des fonds représente une évolution majeure que nous devons soutenir activement. Cela suppose une mise en oeuvre rapide de la réglementation européenne sur les crypto-actifs, afin de positionner le Luxembourg comme futur centre de gestion et de distribution de ces produits.
Le Luxembourg est un précurseur en la matière. Le règlement MiCA est entré pleinement en vigueur en janvier 2025. La loi sur la blockchain a été adoptée dès décembre 2024. De nombreux éléments sont déjà en place, comme la plateforme Orion de HSBC, utilisée notamment par la BEI pour émettre des obligations numériques. Franklin Templeton, de son côté, a lancé un fonds entièrement tokénisé. Nous sommes très réactifs pour répondre aux nouveaux besoins de produits et de services.
Luxemburger Wort : La place financière est particulièrement appréciée pour la stabilité socio-économique. Mais comment la garantir à long terme ?
Gilles Roth : En tant que ministre des Finances, il est important pour moi d'attirer l'attention sur la bonne santé des finances publiques. Nos finances publiques sont saines.
Le Luxembourg a clôturé l'année 2024 avec un excédent budgétaire équivalent à 1% du PIB. Nous figurons parmi les États membres les plus rigoureux de l'Union européenne en matière de discipline budgétaire, ce qui conforte notre notation AAA. En outre, notre taux d'endettement doit rester inférieur à 30% du PIB. Actuellement, il s'élève à 24,7%.
Malgré un contexte complexe, nous avons réussi à améliorer notre trajectoire sur ce plan.
Luxemburger Wort : Quel regard portez-vous sur les rapports Draghi et Letta, et sur les défis liés à leur mise en oeuvre ?
Gilles Roth : Nous partageons le constat de ces rap ports, en particulier du rapport Draghi, quant à la nécessité de renforcer la compétitivité européenne sur la scène internationale et de combler le retard accumulé par rapport aux États-Unis et à la Chine en matière d'innovation. Ils formulent de bonnes recommandations que le Luxembourg soutient activement, notamment en ce qui concerne le besoin de favoriser la mobilisation des capitaux privés, y com pris de l'épargne, pour financer l'économie européenne tout en permettant à tout un chacun de bénéficier d'opportunité d'investissement plus attractives. C'est pourquoi le Luxembourg a pleinement participé dans les discussions relatives au label "Finance Europe" proposé par nos collègues français.
Le rapport Draghi insiste également sur le besoin de réduire la charge réglementaire et administrative pesant sur les entreprises européennes. Nous sommes absolument d'accord. Il faut simplifier la vie des entreprises, réduire la pression réglementaire et administrative qui pèse sur elles et qui entrave leur compétitivité. La Commission européenne a d'ores et déjà mis sur la table des propositions très ambitieuses en matière de simplification. D'autres ont été annoncées qui, nous l'espérons, le seront tout autant.
Luxemburger Wort : Comment le Luxembourg peut-il encore renforcer sa position en matière de finance durable ?
Gilles Roth : Le Luxembourg est déjà l'un des leaders mondiaux de la finance durable, mais nous sommes déterminés à aller plus loin - avec une stratégie claire et des actions concrètes. C'est pourquoi mon ministère a lancé un nouveau plan d'action pour la finance durable en 2024, qui définit dix domaines prioritaires pour renforcer notre écosystème, mobiliser des capitaux privés et veiller à ce que la finance durable reste un pilier essentiel de notre place financière.
L'un des principaux axes est le développement de solutions de financement mixte, qui combinent des ressources publiques et privées pour réduire le risque d'investissement dans des projets liés au climat et au développement. Grâce à des partenariats tels que ceux conclus avec la BEI ou le SIFI, basé en Suisse, nous contribuons à accroître les financements là où ils sont le plus nécessaires. Nous mettons également l'accent sur le financement de l'égalité des sexes, qui présente de nom breux avantages en termes d'équité, mais aussi de meilleures décisions économiques. Pour soutenir notre écosystème local, nous renforçons le rôle et la capa cité de la Luxembourg Sustainable Finance Initiative, qui joue un rôle clé dans la coordination des parties prenantes, l'éducation et la sensibilisation internationale.
Luxemburger Wort : Ces derniers mois, plusieurs entrepreneurs ont dénoncé les difficultés à ouvrir un compte bancaire au Luxembourg. Comment réagissez-vous à cette problématique ?
Gilles Roth : C'est une préoccupation que je prends très au sérieux, car elle peut porter at teinte à l'image du Luxembourg. Comme évoqué précédemment, notre place financière est reconnue pour son pragmatisme et la solidité de son cadre juridique. Il est donc essentiel de clarifier les exigences et obligations en matière d'ouverture de compte. À ce titre, j'ai salué l'initiative conjointe de l'ABBL et de la CSSF visant à mieux définir les attentes en la matière.
Dans le même temps, nous devons re connaître qu'il s'agit également d'une décision commerciale pour les banques. Cela dit, je suis fermement convaincu qu'il est dans l'intérêt de tous de servir les entreprises et l'économie réelle. Néanmoins, il est crucial d'aboutir à une approche commune qui permette aux établissements bancaires de respecter les règles tout en facilitant les ouvertures de comptes. Si tout le monde sait à l'avance ce qui est demandé, le cadre est clair.
Luxemburger Wort : Comment attirer de nouveaux acteurs de la banque ?
Gilles Roth : On observe effectivement l'émergence croissante d'acteurs bancaires 100% digi taux. Le Luxembourg doit, à ce niveau aussi, faire évoluer son cadre juridique pour les attirer et faciliter leur implantation. Le développement des néo-banques est une tendance majeure à laquelle nous ne pouvons rester indifférents.
Cela dit, nous accueillons déjà plusieurs institutions de paiement, entreprises de monnaie électronique et acteurs majeurs de la finance numérique. Ils sont ici pour les mêmes raisons que les autres: un centre fi nancier international, stable, bien réglementé, avec une main-d'oeuvre multilingue, une sécurité juridique et des décisions claires.
Luxemburger Wort : La compétitivité de la place financière re pose aussi sur sa capacité à attirer les bons talents. Or, il semble qu'il faille aller les chercher de plus en plus loin...
Gilles Roth : Bien que nous disposions de professionnels qualifiés au Luxembourg et dans la Grande Région, il est nécessaire de recruter des compétences à l'échelle internationale, notamment des talents capables d'accompagner la transformation numérique. Ces ta lents se trouvent souvent sur d'autres continents. C'est pourquoi, dès le début de mon mandat, j'ai introduit un certain nombre des mesures fiscales destinées à favoriser leur attraction et la rétention. Parmi celles-ci figure l'adaptation du régime des impatriés.
Sous certaines conditions, les talents étrangers peuvent bénéficier d'une exonération forfaitaire de 50% sur leur rémunération annuelle, avec un plafond fixé à 400.000 euros. Cette mesure a reçu un écho favorable.
Nous avons également pris des mesures pour les jeunes talents dans le domaine du logement. Plus récemment, j'ai également annoncé dans le cadre du plan d'action con joint en dix points pour le développement des start-up, scale-up et de l'écosystème d'introduire un régime avantageux sur le plan fiscal en ce qui concerne les plans d'option sur acquisition d'actions, octroyés aux employés de start-up.
Luxemburger Wort : Quelle est votre vision de la place financière à l'horizon 2035 ? À quoi ressemblera t-elle?
Gilles Roth : Je pense que la place financière sera plus digitale, plus diversifiée et encore plus internationale, dans tous les domaines pour lesquels le Luxembourg est reconnu. Nous devons monter en gamme dans la chaîne de valeur. Au-delà de la maîtrise des aspects opérationnels de l'industrie des fonds, nous devons aussi attirer les promoteurs de fonds. À cette fin, nous envisageons la mise en place d'un régime fiscal d'intéressement sur les bonus liés à la performance de gestion, que nous pourrions concrétiser d'ici la fin de l'année. Cette mesure vise à faire venir ces acteurs au Luxembourg, avec, à la clé, davantage d'activités dans une logique vertueuse. Enfin, la diversification passera aussi par la technologie. Et à ce titre, nous devons rester à la pointe.