Léon Gloden: "Bruxelles n'assume pas son rôle de gardienne des traités"

Interview avec Léon Gloden dans Paperjam

Interview: Paperjam (Marc Fassone et Thierry Labro)

 

Paperjam: Interrogé par le Financial Times sur les contrôles aux frontières opérés par l'Allemagne, vous exprimez des critiques vis-à-vis de Berlin et de la Commission européenne. Où en est-on sur ce dossier que vous avez pris à bras le corps?

Léon Gloden: Ce sujet sera abordé lors du prochain Conseil Justice et affaires intérieures (JAI) qui se tiendra ce lundi 8 décembre à Bruxelles. Je suis en contact permanent avec les autorités allemandes. Nous avons résolu le problème sur l'autoroute Schengen où les contrôles fixes ont été remplacés par des contrôles flottants. Le problème est maintenant sur l'autoroute E 44 qui va vers Trèves. Le point de contrôle fixe qui pose problème est à une quinzaine de kilomètres à l'intérieur de l'Allemagne, mais il crée des embouteillages dont les effets se font ressentir chez nous. Ces contraintes imposées sont contraires à l'esprit Schengen. Tous les jours, je reçois des plaintes et chaque fois que je croise le ministre fédéral de l'intérieur, Alexander Dobrindt, nous en parlons. Et quand j'aborde le sujet avec les autorités régionales concernées, je me sens soutenu par les forces politiques locales.

Nous avons soumis à la Commission des projets de traités bilatéraux de coopération en matière policière et sur l'immigration en juillet, mais nous n'avons pas encore eu de retour. Je pense que ces accords prévus dans le traité de Schengen pourraient servir de modèles pour la Commission européenne et éviter de semblables problèmes à l'avenir. C'est un chantier de longue haleine.

Paperjam: Qu'est-ce que reproche concrètement l'Allemagne au Luxembourg? Le Luxembourg est-il vraiment une voie de passage pour l'immigration illégale? Les autorités allemandes donnent-elles des chiffres?

Léon Gloden: Elles avancent des chiffres par rapport au nombre d'immigrants illégaux passant par le Luxembourg. Des chiffres impossibles à vérifier, car lorsque la police allemande refoule une personne, cela ne déclenche aucune démarche d'accueil de notre côté. La personne concernée rebrousse chemin et passe en Allemagne par une autre frontière. D'après ce que je lis dans la presse, il semble que les autorités allemandes aient du mal à gérer ce problème globalement même si les chiffres de l'immigration illégale baissent selon elles. Le Luxembourg n'est pas le premier pays visé par les mesures de l'Allemagne. C'est un pur problème de politique intérieure pour contrecarrer la montée de I'AfD. Nous en souffrons, c'est dommage.

L'Allemagne n'est pas la seule en tort. Je le dis clairement: la Commission européenne n'assume pas son rôle de gardienne des traités. Je suis en contact régulier avec le commissaire aux Affaires intérieures et à la Migration, Magnus Brunner, qui me dit que la Commission travaille sur le sujet. Mais cela n'avance pas. Des fois, j'ai l'impression que les grands pays ont plus de poids que les petits... Il y a quand même un espoir: si le pacte sur la migration et l'asile entre en vigueur en juin — nous allons en discuter au sein du Conseil JAI —, les contrôles aux frontières intérieures seront beaucoup plus difficiles à installer et j'espère que ce problème appartiendra au passé.

Paperjam: Si, en attendant, la situation ne s'arrangeait pas, voire si elle se dégradait à l'avenir, pourriez-vous envisager de saisir la justice européenne?

Léon Gloden: C'est une question qui m'est régulièrement posée. Et la position du gouvernement est claire: nous n'avons pas l'intention de saisir la Cour de justice de l'Union européenne. L'Allemagne reste quand même un partenaire politique et économique important avec lequel nous partageons beaucoup de positions dans de nombreux domaines, notamment sur l'immigration. Entre amis, on peut toujours avoir des points de discorde. Il est alors important de continuer de discuter pour trouver des solutions. Et ces solutions sont les traités bilatéraux.

Paperjam: Le Luxembourg pourrait-il prendre en charge ces contrôles pour y mettre les moyens afin de faire cesser les nuisances pour les frontaliers?

Léon Gloden: Prendre en charge ces contrôles aux frontières intérieures reviendrait à les accepter. C'est contre l'esprit Schengen et nous ne le ferons pas. D'un autre côté, nous avons mis en place des patrouilles mixtes dans les trains et sur les autoroutes. Des contrôles flexibles et non stables, ce qui permet d'éviter les problèmes. On le constate avec la Belgique et avec la France. Je le dis à chaque occasion: nous sommes toujours disposés à coopérer, mais nous sommes contre les contrôles statiques aux frontières.

Je crois aussi qu'il faut faire des efforts pour mieux contrôler les frontières extérieures. Les États doivent davantage utiliser les mécanismes en vigueur comme I'EES [le système d'entrée et de sortie européen, n.d.l.r.], dont les résultats sont très positifs. Le système marche bien. Depuis le 12 octobre, nous avons procédé à 26.625 enregistrements, soit un taux d'enregistrement de 82,38%. 92% d'entre eux ont eu recours à la biométrie. Ça veut dire que le système est déjà très performant. Durant la phase transitoire dans laquelle nous sommes, si les données enregistrées ne sont pas complètes, le tamponnage du passeport continuera. Il sera définitivement aboli en avril 2026.

Enfin, je le répète, il faut revoir la politique de visa. Il y a beaucoup trop de ressortissants de pays tiers qui arrivent en Europe et au Luxembourg sans avoir besoin de visas. On le sait. Par exemple, le Venezuela, pays dont les ressortissants une fois arrivés ici demandent l'asile. Heureusement, notre politique d'immigration responsable et solidaire a fait en sorte que, si d'un côté, nous acceptons beaucoup de demandes, d'un autre côté, le nombre de demandes baisse.

Je constate aussi que depuis plusieurs mois, le nombre de réfugiés ukrainiens arrivant au Luxembourg dans le cadre de la protection subsidiaire augmente. C'est un phénomène qui touche toute l'Europe. Avec la baisse de l'âge de la conscription, de plus en plus de jeunes hommes fuient l'Ukraine et humainement, je peux le comprendre. Cela laisse quand même une sensation bizarre parce que d'un côté, on envoie de l'argent et de l'armement en Ukraine pour que ce pays puisse se défendre et d'un autre côté, des gens s'enfuient. Ce devrait être ou l'un ou l'autre, on ne peut pas tout faire.

Paperjam: Vous avez déposé un projet de loi sur la libre circulation des personnes et l'immigration et vous faites la promotion des retours volontaires de migrants. Quelle est votre politique face à l'immigration légale ou illégale?

Léon Gloden: Nous avons déposé un projet de loi dans lequel nous restreignons un peu le regroupement familial. Pourquoi? Parce que tous les pays autour de nous ont restreint ce droit. Le projet prévoit que le demandeur d'asile peut faire venir ses proches — les enfants et les partenaires — et s'il veut faire venir ses parents ou ses oncles, alors il doit disposer d'un logement et des ressources financières suffisantes comme tout autre ressortissant d'un pays tiers. Et ce projet permettra de lutter contre les abus que nous constatons. Comme les mariages postérieurs à l'arrivée au Luxembourg ou, dans le cas de pays reconnaissant la polygamie, l'arrivée de plusieurs partenaires et d'autant d'enfants. C'était intenable.

Nous avons recensé ces derniers mois 119 cas problématiques. Nous venons aussi d'introduire le concept de retour volontaire. Depuis que le gouvernement est aux affaires, il y a eu 868 retours, dont 608 retours volontaires. Nous avons eu 3.948 demandes de protection internationale qui ont donné lieu à 1.660 accords et à 1.034 refus jusqu'à novembre.

Paperjam: Est-ce pour vous une politique restrictive ou une politique humaniste?

Léon Gloden: C'est une politique responsable et solidaire. Les personnes qui remplissent les conditions ou ont une chance de remplir les conditions sont soutenues et lorsque le statut est accordé, nous faisons ce qu'il faut pour les intégrer. Mais d'autre part, et c'est un changement par rapport à la politique antérieure, si les gens ne remplissent pas les conditions, nous ne voulons pas leur donner de faux espoirs. C'est pour cela que l'on agit plus vite et qu'on essaie de les rapatrier rapidement dans leur pays ou dans un autre État. Je ne veux pas devoir aller retirer des enfants de l'école. C'est la raison pour laquelle nous avons introduit le concept de retour volontaire comme partie intégrante de la procédure de demande de protection internationale. Un concept bien accueilli. Nous avons voulu donner des perspectives aux personnes concernées. S'il s'agit juste de les reconduire chez eux, cela ne réglera pas le problème et ils reviendront ici ou ailleurs. C'est pour cela qu'il était important pour moi qu'à côté d'une aide financière, il y ait un vrai accompagnement ici et là-bas. Nous travaillons avec les agences européennes et les agences internationales ensemble comme l'Office international des migrations (OIM).

Autre nouveauté importante: jusqu'à l'année dernière, un seul fonctionnaire traitait les dossiers d'arrivée et de départ d'une personne. Désormais, un fonctionnaire sera chargé de l'accompagnement lors de l'accueil et un autre du retour volontaire. Les chiffres nous montrent que nous sommes sur la bonne voie. Mais encore une fois, il faut que les gens aient une chance de trouver une meilleure vie. C'est aussi pour cela qu'au niveau européen, nous discutons des liens avec les pays d'origine. Nous sommes comme presque tous les autres États membres d'avis qu'il ne faut pas seulement regarder le lien avec l'État d'origine, mais assouplir ce lien, c'est-à-dire regarder les liens avec d'autres États tiers où l'intéressé aurait pu vivre, avoir de la famille, travailler...

Paperjam: Face à la pénurie programmée des ressources humaines — la Chambre de commerce dit que dans les années à venir, il faudra recruter 350.000 personnes —, ne devrait-on pas prendre en compte dans la gestion des demandes la qualification des personnes?

Léon Gloden: Il ne faut pas confondre asile et immigration. Si quelqu'un veut venir travailler au Luxembourg, il le peut. Nous sommes un pays ouvert et nous avons simplifié les procédures lors de la transposition en droit luxembourgeois de la Carte bleue européenne [permis de séjour et de travail de I'UE à destination des ressortissants de pays tiers hautement qualifiés, n.d.l.r.]. 1.819 titres de séjour ont été délivrés dans ce cadre entre le 1er novembre 2023 et le 30 novembre 2025. 3.706 titres de séjour travailleurs salariés ont été délivrés durant la même période.

Le projet de loi 8656 déposé le 21 juillet dernier va augmenter l'attractivité du titre de séjour travailleur salarié en réduisant le délai de traitement de quatre mois à 90 jours et en précisant les conditions pour les ressortissants de pays tiers en ce qui concerne le droit à changer d'employeur.

Bien sûr, on a besoin de main-d'oeuvre immigrée. En théorie, c'est facile à dire, mais sur le terrain, on me rapporte que les difficultés sont nombreuses, notamment à cause des problèmes de langue ou des problèmes de mode de vie.

Le Luxembourg est un pays accueillant. Nous avons 39 nouveaux immigrants sur 1.000 habitants, ce qui place notre État au premier rang du classement OCDE. Au niveau européen, nous sommes le deuxième État membre en matière d'accueil derrière l'Allemagne et le troisième le plus concerné par les mouvements secondaires. Nous sommes aussi le sixième pays de L'UE en termes de demande d'asile par habitant. C'est une pression énorme.

Membre du gouvernement

GLODEN Léon