Le Premier ministre Jean-Claude Juncker à l'université Humboldt de Berlin: "Mettre à profit la pause de réflexion: stratégies concernant la Constitution pour l'Europe"

- traduction de la version originale -

Monsieur le ministre des Finances, cher Hans,
Monsieur le secrétaire d’Etat,
Messieurs les Ambassadeurs,
Messieurs les Professeurs,
Mesdames et Messieurs,

Je suis venu vous parler de l'Europe. De ses erreurs et de ses errances, de son évolution et de son devenir, et ce vers la fin d’une année, qui n’aura pas été une bonne année pour l´Europe, touche à sa fin. C’est au moins depuis la mi-juin que l’Europe traverse une crise, une crise profonde. Ne croyez pas ceux qui disent qu’il ne s’agit là que d’une des crises habituelles de l’Europe. Cette crise-ci est bien plus profonde. Ce qui veut dire que nous mettrons d’autant plus de temps pour en sortir.

Cette crise profonde de l’Europe est survenue en dépit de certaines décisions de principe justes qu’il ne faut pas sous-estimer et que nous avons su prendre au premier semestre. C’est ainsi qu’en mars dernier, nous avons réformé le pacte européen de stabilité et de croissance. Ce qui n’a pas toujours déclenché des vagues d’enthousiasme en Allemagne. Et les moins enthousiastes ne manqueront pas de constater prochainement avec le plus grand enthousiasme que ce pacte n’a pas perdu son « mordant », qu’il se fera sentir au plus tard fin 2007, si d’ici là certaines choses n'ont pas été réglées. Nous avons conféré à ce pacte de stabilité une logique économique qui lui faisait tout simplement défaut dans sa première version.

En mars, nous avons également dressé le bilan à mi-parcours de la stratégie de Lisbonne, parce que nous avions constaté qu'il ne restait pas grand-chose de l’élan de l’an 2000, lorsque nous avions pris la résolution de faire de l’Union européenne la zone la plus compétitive du monde d’ici 2010. C’est pourquoi, sous Présidence luxembourgeoise, nous avons réorienté la stratégie de Lisbonne. C’est ainsi que nous avons défini plus clairement les domaines de responsabilités en rappelant – ce qui n'aurait pas dû être nécessaire, mais l'était tout de même – que la responsabilité des processus de réformes de l’économie européenne se situe avant tout au niveau des gouvernements nationaux plutôt qu’au niveau européen. Ce qui a pour conséquence que prochainement, les 25 gouvernements européens devront présenter à l’Europe des programmes nationaux de réformes, dont ils devront également répondre devant leurs parlements nationaux et avec les partenaires sociaux nationaux respectifs.

Au cours du premier semestre, nous avons veillé à ce que nous continuions à disposer d’accords clairs en matière de protection du climat en fixant les moyens et les modalités qui devront déterminer notre action en 2012.

Nous avons réalisé de nets progrès en matière de politique européenne de développement. Nous sommes en effet parvenus à nous mettre d’accord pour et à nous engager à faire passer l’aide européenne au développement à 0,56% du produit national brut européen d’ici 2010 et à 0,7% d’ici 2015. Ce qui correspond tout de même à un montant supplémentaire de 20 milliards d’euros par an qui sera consacré à la lutte contre la pauvreté dans le monde. Il s’agit là, à mon avis, d’un projet européen important. Après avoir réussi, au 19e siècle, à mettre un terme à l’esclavage, nous devons parvenir au cours de la première moitié du 21e siècle, et notamment grâce aux efforts européens, à éradiquer radicalement la pauvreté dans le monde entier. Les Européens sont sur la bonne voie pour pouvoir y apporter leur pleine contribution.

Certes, nous nous étions fixé l’objectif des 0,7% dès les années 1970 au niveau de l’ONU. Or, peu l’ont atteint. Il n’existe que cinq pays qui, en fait, consacrent plus de 0,7% de leur richesse nationale à l'aide au développement. Il s’agit exclusivement de petits pays : les Pays-Bas, la Suède, le Danemark, la Norvège et le Luxembourg. Certes, nous ne faisons pas partie du G7, mais je suis plutôt fier que le Luxembourg fasse partie du G-0,7 et je regrette beaucoup qu'aucun pays du G7 ne fasse partie ne fût-ce que du G-0,5. Ce qui veut dire que non seulement les petits pays devront faire des efforts, mais que les grands aussi sont appelés à aller un peu plus loin.

Toutes ces décisions ne changent rien au fait que l’Europe est en train de traverser une crise. Pas plus d’ailleurs que le fait qu'au cours du premier semestre, les deux sommets avec le président Bush nous aient permis d’éliminer en grande partie les confusions dont avaient souffert les relations entre l’Europe et les Etats-Unis. De même, de nombreux entretiens avec le président russe Poutine nous ont permis de réduire dans une large mesure la nervosité qui, peu à peu, avait commencé à peser sur les relations russo-européennes.

Ce bilan en fait positif de l’action européenne a été brusquement interrompu par le fait que les électeurs français, dans le référendum sur la Constitution européenne du 29 mai, aient tourné le dos à cette Constitution et que, le 1er juin, nos amis néerlandais aient eux aussi dit non au traité constitutionnel européen. Vient s’y ajouter que, lors du sommet de juin 2005, nous ne sommes pas parvenus, malgré des efforts énormes, y compris des efforts énormes de ma part, à trouver un accord sur les perspectives financières pour la période 2007-2013. Cependant, même si nous étions parvenus à fixer le volume financier pour la période 2007-2013 et même si nous avions réussi à parvenir à un résultat positif lors des référendums aux Pays-Bas et en France, je suis convaincu que l’Europe serait malgré tout entrée dans une crise assez profonde. A la seule différence près que nous aurions peut-être mis plus longtemps pour nous en rendre compte. Si par exemple nous avions réussi à trouver un accord en matière de perspectives financières, nous aurions pu freiner l´élan désastreux du Non néerlandais et français. Cependant, nous n’aurions pas pour autant maîtrisé durablement les phénomènes de crise européenne.

Au fait, comment en est-on arrivé à cette situation désolante qui caractérise les affaires européennes depuis juin 2005 ? Ce n'est pas à cause des référendums, des seuls référendums, ni à cause du seul échec des négociations sur les perspectives financières. Nous imaginons toujours - et, pour d’aucuns, c’est une consolation - que les crises, y compris les crises politiques, tombent quasiment du ciel. Or elles ne tombent pas du ciel. Les crises ne sont pas des catastrophes naturelles, devant lesquelles on reste désemparé. Les crises se préparent lentement, prennent progressivement de l’ampleur avant d’éclater un jour, violemment, à la manière d’un orage. Si on y regardait de plus près, on reconnaîtrait les crises en devenir à la formation de nuages sombres sur les chemins de l’Europe. Or en tant que chefs d’Etat et de gouvernement, nous nous sommes rendus coupables d’un délit d’omission en n’ayant jamais fait le moindre effort pour comprendre la signification de ces murs de nuages que nous avons vu se former. Nous avons commis des erreurs. Si l’on essaie de trouver des issues à la crise, si l’on essaie de se rapprocher à nouveau un peu de cette Constitution européenne, pour la réformer définitivement pour le bien de l’Union européenne, il faut à mon avis commencer par réfléchir à ses propres erreurs et à celles qu’on a commises avec d’autres, avant de chercher des voies menant vers un avenir plus heureux.

La première erreur que nous avons commise pendant des années, sinon des décennies durant, c’est sans doute de n’avoir cessé de dire du mal de l’Europe. Je ne connais aucune autre association qui parle en des termes aussi négatifs d’elle-même que ne le font les Européens. Comme si nous ne parvenions au paroxysme du plaisir qu’en nous présentant sous le jour le plus négatif possible. Les présidents d’Etats, premiers ministres et ministres des finances ne cessent de dire du mal de l’Europe. Si l’Union européenne a fait quelque chose de bien, quelque chose que l’opinion publique considère comme juste, cela est dû en règle générale – à nous entendre parler quand nous rentrons chez nous – à l’extraordinaire habileté à négocier du gouvernement national en cause. Si l’Europe commet une erreur, quelque chose que les citoyens ne considèrent pas comme juste, nous l’imputons au manque de bon sens de ceux qui gouvernent avec nous. Ceux qui se rendent en tant qu’acteurs actifs à Bruxelles pour rentrer en tant que sujets passifs, auront ou bien apporté une contribution entièrement positive aux affaires européennes ou bien auront subi de manière négative les aberrations dues au manque de bon sens des autres gouvernements européens. C’est ainsi qu’avec le temps, une image inadéquate de l’Europe s’est formée. C’est une image, un tableau qu’on retrouve dans des millions de foyers européens. L’Europe, c'est une bonne chose quand nous sommes parvenus à nous imposer, mais l’Europe ce n’est pas une bonne chose quand nous ne sommes pas parvenus à nous imposer.

Cette image déformée de l’Europe est d’ailleurs à l’origine de cette impression collective selon laquelle l’Europe, au lieu de consister en une action gouvernementale commune en vue d’arriver à des objectifs, des accords communs, est marquée par des décisions constituant un ensemble de compromis nés d'oppositions profondes au terme d’un affrontement violent et ne répondant qu’à moitié aux attentes des intéressés. Nous faisons comme si la prise de décisions en Europe était un mécanisme de confrontation plutôt que de donner l’impression, plus adéquate, qu’au terme de longues discussions, qui, nécessaires et permises dans une démocratie, existent non seulement dans les Etats nationaux, mais sont également nécessaires en Europe, nous aboutissons à des mesures permettant de trouver un consensus et susceptibles de faire avancer l’Europe.

Ce défaitisme européen, ce défaitisme quasi officiel des gouvernements contribue sans aucun doute à ce que les citoyens, par exemple lors d’un référendum ou d’une consultation populaire, s’étonnent de voir leur gouvernement leur demander de voter pour un projet dont ils n’entendent parler qu’en des termes négatifs tout au long de l’année. Or les hommes ne le font pas, parce qu'ils croient ce que disent les gouvernements surtout lorsque ceux-ci ne parlent pas en des termes positifs d'une situation complexe. Voilà la première erreur. Je ne vois guère d’amélioration en ce qui concerne ce comportement incorrect.

En plus, et ceci est directement lié à ce que je viens de dire, nous ne sommes pas le moins du monde fiers de l'Europe. C’est là un phénomène qui ne cesse de m’étonner, à savoir que ni dans nos Etats nationaux, ni dans l’Union européenne, nous ne parvenions pas à éprouver quelque chose comme de la fierté pour ce que nous avons fait ensemble, ni à le montrer à autrui. Ce n’est pourtant pas si mal que ça, cette Union européenne, que nous avons réussi à mettre sur pied.

Cela me contrarie beaucoup de nous voir parler aujourd’hui avec autant de légèreté des affaires européennes, de nous voir considérer comme une chose tout à fait naturelle la paix que connaît ce continent, de nous voir faire preuve d’autant d’irréflexion face au bien suprême qu'est la paix. Cela ma contrarie beaucoup que nous ayons tellement peur de nous rendre ridicules en tenant des conférences publiques sur l’Europe, de continuer à soulever cette éternelle question dramatique de savoir s’il faut résoudre nos problèmes avec des moyens pacifiques ou, comme nous l’avons toujours fait, avec des moyens militaires. Que nous ne prêtions plus guère attention au fait que ces hommes et ces femmes, qui rentraient du front, des camps de concentration pour regagner leurs villes et villages détruits par les bombes, que ceux-là, au lieu de rester là à ne rien faire en pleurant leur sort – et ils auraient eu tout lieu de le faire – aient retroussé leurs manches pour donner un coup de main. Ensemble, ils se sont jurés de faire tout pour qu’une telle chose n’arrive plus jamais en Europe. Pourquoi un continent qui a vu autant de sang, de destruction, de morts, de biographies détruites, de rêves non rêvés, de projets jamais réalisés – pourquoi un continent aussi déchiqueté n’est-il pas fier d’être enfin parvenu à mettre fin à cette misère ?

Et c’est pour cette raison qu’il ne faut cesser de réfléchir à cette question de la guerre et de la paix. Ceux qui, superficiels, pressés, incapables d'y regarder de plus près, pensent qui les vieux démons, enfouis au fond de nos montagnes et de nos vallées, auraient disparu à jamais, commettent une erreur fondamentale. Il y a dix ans, on se tirait dessus, à balles réelles, à Sarajevo, on tuait des hommes. Il y a 15 ans, l’on assistait aux premiers affrontements militaires dans les Balkans. Il y a six ans, des femmes ont été violées au Kosovo, des enfants ont été roués de coups parce qu’ils ne faisaient pas partie du bon groupe ethnique . Et nous pensons vraiment qu’il s’agit là d’une question définitivement réglée ? Cette question ne sera jamais définitivement réglée. C’est pour cette raison que nous avons besoin de l’Europe. Nous devrions être fier d’avoir réussi à aller aussi loin dans la construction européenne.

L’euro est un autre exemple qui devrait nous rendre fiers. Qui, en négociant et en signant le traité de Maastricht, aurait cru que nous pourrions y arriver ? En 1992-1993, nous croyions toujours que ce seraient quatre ou cinq Etats qui allaient former l’Union monétaire en 1999. Or, il y en a eu douze. Et non seulement les non-Européens, mais nous-mêmes ne nous croyions pas capables d’y arriver.

Et pourtant nous y sommes arrivés.

En plus ceux qui, en fait, ont mis plus longtemps pour comprendre la signification de l’euro, comptent aujourd’hui parmi les plus fervents défenseurs de l’euro et de l’Union économique et monétaire européenne. Nous devrions être fiers d’y être arrivés, malgré toutes les omissions, les erreurs, les déficits qu’il y a. Nous devrions être fiers que douze Etat aient renoncé à l'attribut le plus important de la souveraineté nationale pour créer une union commune qui a rendu l’Europe beaucoup plus puissante.

Il y a deux, trois semaines, le premier ministre britannique nous a invité à Hampton Court pour réfléchir aux conséquences de la mondialisation pour les espaces économiques et sociaux européens et formuler des réponses adéquates. Or la seule réponse aisée, logique, congruente et cohérente à la mondialisation, c’est la création de l’euro. Ne serait-ce pas une bonne réponse britannique à la mondialisation que de renforcer la zone euro tout simplement en la rejoignant ? Or je suis conscient que cela n’est pas si facile que ça.

En plus, non seulement nous commettons l’erreur de dire du mal de l’Europe, de manquer de fierté quant à l’Europe, mais nous commettons aussi parfois l’erreur de mal faire les bonnes choses. C’est de l’élargissement de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale que je parle. A la chute du mur, une importante proportion de la population était pour un élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale. Or, aujourd’hui, même en Allemagne, on ne peut plus vraiment se réjouir de la réunification. Parfois j’ai l’impression d’être un des rares hommes politiques européens maîtrisant l’allemand à se réjouir durablement de la réunification allemande. Je suis un citoyen libre dans une ville libre. Et je m’étonne de voir en Allemagne si peu gens capables de se réjouir de ce que ce miracle historique ait effectivement été possible.

Or le sort de la réunification allemande est comparable à celui de la réunification européenne. Au début, beaucoup la soutenaient. Mais nous avons commis l’erreur de penser que cet enthousiasme initial persisterait pendant toutes ces années, sans qu’il soit nécessaire de refamiliariser les hommes sans cesse avec le rythme de l’histoire, le rythme qu’elle a soudainement pris. Nous nous sommes dit, que l’enthousiasme avait été grand et que dès lors il l’était toujours et le resterait. Ce ne fut pas le cas, parce que nous n’avons pas expliqué aux hommes des choses essentielles. Je ne suis pas de tout d’avis que tout échec politique soit dû à un manque d’explication, mais parfois, c’est le cas. Nous n’avons pas expliqué aux hommes – pour modifier un peu la célèbre phrase de Willy Brandt – qu’en Europe il fallait que s’unisse ce qui, de toute façon, était fait pour être uni.

Après la chute du mur - et c’est là un point dont on n’a jamais vraiment parlé - on a assisté en Europe et à la périphérie immédiate de l’Europe à la création de 22 nouveaux Etats qui n’existaient pas encore en 1988-1989. Six des huit Etats d’Europe centrale qui ont rejoint l’Union européenne le 1er mai 2004, n’existaient tout simplement pas au moment de la chute du mur. Et à la périphérie de l’Union européenne, il y a huit Etats hautement instables qui n'existaient pas non plus en 1989-1990. Abandonner à leur sort ces 22 Etats, ne pas leur donner accès au chantier européen de solidarité et de stabilité, voilà une responsabilité historique qu’il était impossible d’assumer. Nous étions obligés d’aplanir le chemin qui mènerait ces Etats à l’Union européenne, ces pays, ces hommes qui s’étaient libérés eux-mêmes du communisme – car ce ne furent pas nos beaux discours qui leur en avaient donné l'idée. A défaut de les aider, nous aurions risqué de connaître une Europe considérablement plus instable qu’elle ne l’est actuellement. Les innombrables conflits frontaliers entre ces nouveaux Etats, les tensions ethniques existant un peu partout dans ces nouvelles démocraties, les problèmes de minorités non résolus dans la presque totalité des nouveaux Etats membres, tout cela aurait constitué une énorme densité de problèmes qui, une fois qu’ils auraient vraiment éclaté, auraient considérablement déstabilisé l’Europe. En fait, on ne peut comprendre l’élargissement de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale qu’à la lumière de ce qui se serait passé en cas de non-réunification.

Or au lieu d'expliquer aux hommes que le développement solide de l’Union européenne est devenu une ancre de stabilité sur notre continent, qui n’avait jamais connu un pôle de stabilité aussi élaboré, nous avons toléré que, lentement mais sûrement, l’on décrive cet élargissement comme une menace énorme, comme si des sauvages venaient écraser l’Europe de l’Ouest pour se précipiter sur nos richesses en laminant tout ce qui fait notre mode de vie en commun. Et c’est pour cela qu’en discutant avec les gens, nous avons peu à peu commencé à parler de l’élargissement en des termes négatifs, au lieu de concentrer nos explications et réflexions sur l’effet stabilisateur de la réunification européenne.

Et puis, en plus de dire du mal de l’Europe et de mal faire les bonnes choses – comme ce fut le cas pour la communication désastreuse en matière d’élargissement – il nous arrive aussi de mal choisir les thèmes dont nous parlons. C’est ainsi que nous parlons beaucoup trop d’argent. Nous avons habitué les hommes à penser qu’il existe dans cette Union européenne un certain nombre de pays qui, pour le dire un peu familièrement, contribuent beaucoup trop au budget européen, alors qu’il y en a d’autres qui en profitent beaucoup trop. On a ainsi l'impression non pas de participer au financement solidaire d'un projet commun, mais d’assister à un déséquilibre entre les avantages excessifs des uns et les charges excessives des autres.

Je ne fais pas du tout partie de ceux qui voudraient déclencher un débat sur la question de savoir si la contribution de l’Allemagne au financement de l’Union est excessive ou insuffisante. Je suis d’avis que la contribution allemande correspond exactement à ce qu’on est en droit d’attendre de l'Allemagne. Et je suis tout à fait d’accord avec l'ancien et le nouveau gouvernement fédéral pour dire qu’il ne faut pas trop demander au contribuable allemand. On ne peut pas revendiquer une consolidation budgétaire et demander en même temps à la caisse fédérale de verser des fonds supplémentaires à l’Europe. Cela ne va pas, et le pacte de stabilité réformé tient d’ailleurs parfaitement compte de cet aspect du problème.

Cependant, en donnant l’impression d’une Europe trop chère, nous contribuons à favoriser chez les gens une conception des choses qui n’est pas la bonne conception des choses, c.-à-d. celle que doivent avoir ceux qui ont une connaissance plus ou moins approfondie de l'histoire de l'Europe et de la construction et du devenir européens. L’Europe, c’est plus que le budget européen. Certes, il faut qu’il repose sur un financement adéquat, évitant que certains Etats doivent faire face à des charges excessives. Cependant, il faut savoir qu’une heure de guerre en Europe coûte plus cher que dix ans de budget européen et de transferts européens. C’est un fait dont il faudra tout simplement tenir compte, sans pour autant en conclure abusivement qu’il ne faut plus accorder à l’ajustement des transferts nationaux versés à Bruxelles l’attention qu’il mérite.

Non seulement nous parlons trop d’argent, mais en plus, nous disons des choses inexactes quand nous parlons d’argent. Et nous tolérons, parce que personne n’y prête vraiment attention, qu’on affirme des choses qui sont tout simplement inexactes. C’est ainsi qu’on entend dire que l'Europe consacre plus de fonds à la politique agricole qu'à la recherche. C’est tout simplement faux. La proposition de solution, de compromis que la Présidence luxembourgeoise a laissé à la Présidence britannique et qui date de juin 2005, prévoit de consacrer à la politique agricole un montant de 298 milliards d’euros, réparti sur sept années. Or il faut savoir que la politique agricole est financée exclusivement par le budget européen. Par contre, la politique de recherche se compose d’un volet européen et d’un volet national. En additionnant les deux, on constate que de 2007-2013, 755 milliards d’euros seraient consacrés à la recherche et au développement contre un peu moins de 300 milliards pour la politique agricole européenne et nationale. On dit que l’Europe consacre de plus en plus de fonds à la politique agricole. Or les propositions dont nous disposons prévoient une baisse du pourcentage de la politique agricole dans le budget de l’UE de 36,7% à 31,2%, soit 17% d’économies en sept ans pour l’UE 15 et 5% d’économies pour l’UE 27.

Au fait, pourquoi fait-on cela ? Pourquoi fait-on circuler de fausses informations sur l’Europe pour s’étonner ensuite que beaucoup pensent que nous gérons mal les affaires européennes ? Nous commettons non seulement des erreurs en disant du mal de l’Europe, nous commettons non seulement des erreurs en faisant les bonnes choses, mais en les faisant mal, ou en parlant trop ou de manière inappropriée de l’argent, mais nous commettons également l’erreur - plus grave encore – de faire une mauvaise catégorisation des concepts et termes que nous employons.

Nous avons soumis aux peuples européens, du moins à ceux à qui on a demandé leur avis, ou aux parlements nationaux des différents Etats de l’UE une Constitution européenne. En entamant l’élaboration de ce nouveau traité fondamental européen, personne, à l’exception de quelques-uns, sans doute déjà plus avancés, n’a parlé d’une Constitution européenne. Puis, soudain ce fut une Constitution européenne. Rétrospectivement, je considère cela comme une erreur à laquelle il aurait fallu s’opposer dès le début avec détermination, car les gens associent au concept de constitution des repères exclusivement nationaux. Un Etat a une constitution, dans un Etat fédéral, les Länder en ont aussi une, mais l’idée de donner une constitution à l’Europe incitait à conclure hâtivement que l’Europe était en train de se transformer en Etat. Et ça, les gens ne le veulent pas.

Quand j’étais encore plus jeune, il m’est aussi arrivé de parler des Etats-Unis d’Europe. Je ne le fais plus, parce que les hommes ont tout simplement besoin de ce que les conservateurs appellent la patrie et parce que je qualifierai la proximité immédiate. Les hommes veulent rester et avoir le sentiment de rester Allemands ou Bavarois, de vivre en Basse-Saxe ou en Hesse. Non, les hommes ne pensent pas du tout que les nations soient des inventions provisoires de l’histoire. Ils veulent que ces nations soient des institutions durables.

C’est pourquoi nous devrions éviter de donner, en choisissant mal nos termes, l'impression d'une arrière-pensée continentale consistant à faire disparaître lentement mais sûrement les nations en tant qu’Etats et à intégrer les anciens Etats et nations européens dans un ensemble européen capable de les remplacer. C’est pourquoi, dans le cadre du discours politique, il faut faire très attention à employer les bons termes pour désigner les instruments qu’on propose de bonne foi et pour de bonnes raisons.

Pendant la Présidence luxembourgeoise, nous avons décidé en juin 2005 une pause de réflexion. Entre-temps, je sais très bien ce qu’est une pause. De même, je croyais toujours savoir ce qu’il fallait entendre par réflexion. Or, actuellement, je ne vois pas très bien ce qu'est une pause de réflexion, parce qu'il me semble qu'il y a davantage de pause que de réflexion. Il est donc grand temps de nous mettre à réfléchir, parce que le monde ne nous attendra pas.

Si l’on cherche à trouver, à imaginer des issues à la crise, il faut réfléchir à toutes les erreurs que je viens de citer et à la principale critique, au principal reproche adressés à l’Union européenne et à ce traité européen. La principale critique consiste à dire que l’Union européenne s’est beaucoup trop éloignée du citoyen européen. Ce fossé, que beaucoup voient se creuser entre la politique européenne d’une part et ce que ressentent les Européens, leurs soucis de l’autre est énorme. Certes, ce fossé existe également au niveau de l’Etat national, mais là, les hommes ont l’impression, si le fossé est trop important, de pouvoir blackbouler ceux qui l’ont creusé. Au niveau européen, ce type de sanction connu sous le nom d’élections n’existe pas sous cette forme, parce qu’il n’existe pas de gouvernement européen et qu’au Parlement européen, il n’y a ni majorité ni minorité. Ce qui veut dire que le réflexe fondamental de la démocratie, consistant à punir celui qui creuse le fossé en lui enlevant sa pelle, ce réflexe n’existe pas sous cette forme en Europe. Or si cette critique est justifiée – et il est vrai que l’Europe ne cesse de s’éloigner des hommes et de leurs soucis – il faut réfléchir à ce thème central. Et, en y réfléchissant, aider les Européens, aider les hommes à retrouver lentement mais sûrement le chemin de la Constitution. Et alors, il faut se demander si dans cette Constitution, dans ce traité constitutionnel il n'existe pas certaines idées, certains mécanismes qu'il serait possible, même sans disposer de cette Constitution, de mettre en vigueur dans l’esprit de la Constitution.

Quel est le lieu où se regroupent les intérêts des citoyens quand il s’agit d´affaires européennes ? Ils se regroupent, se rassemblent, s’organisent au parlement national. Or le traité constitutionnel prévoit que chaque initiative de la Commission, chaque projet de directive de la Commission doit être soumis pour avis aux parlements nationaux. Et lorsqu’un tiers des parlements nationaux formule des objections, la Commission devra revoir son projet. Personne ne devrait être en mesure d’empêcher que les 25 parlements nationaux, les 25 gouvernements nationaux et le Parlement européen ne se mettent d’accord pour anticiper la mise en œuvre de ces dispositions du traité constitutionnel européen, sous forme d’une décision commune, sous forme d’un code de pratiques pour les années à venir jusqu’à ce que nous disposions définitivement d'une Constitution. Qui nous en empêche ?

Si l'ensemble des 25 parlements, le Parlement européen, la Commission et les gouvernements européens sont d’avis qu’un tiers des parlements est suffisant pour bloquer une initiative ou la renvoyer pour la faire réviser ou amender, qui nous empêche de le faire dès à présent et, ce faisant, de réapprendre dès maintenant comment fonctionnent les affaires européennes, de rendre plus compréhensible cette troisième partie de la Constitution, la plus contestée, bien qu’elle se contente de résumer les politiques existantes, en montrant à travers des débats parlementaires nationaux comme fonctionne l’Europe, ce dont l’Europe est capable, ce que l’Europe peut nous apporter. Et, ce faisant, de suivre une autre disposition du traité, dont l’absence a provoqué des années durant maintes discussions en Allemagne. Le nouveau traité règle définitivement et pour la première fois, sous une forme juridique plus ou moins irréprochable, la question de la répartition des compétences au sein de l’Union européenne. Après nous être mis d’accord à 25 sur ce traité, nous savons quelles sont les compétences respectives de l'Union européenne et des Etats nationaux. Il devrait être possible de mettre en vigueur dès à présent cette clause du traité concernant les parlements et de nous baser dans l’exercice de ces nouveaux pouvoirs parlementaires sur le profil du programme prévu par les passages pertinents du traité sur la répartition des compétences, c’est-à-dire d’organiser ce test de subsidiarité incombant aux parlements nationaux suivant les principes prévus par le traité en matière de répartition des compétences. Cela permettrait d’accélérer considérablement les choses au niveau européen tout en contribuant à mieux comprendre les processus et prises de décisions au niveau européen. Ainsi nous disposerions d’une base solide pour nous rapprocher, lentement mais sûrement, de la mise en place définitive d’une Constitution après 2007.

Ce qui veut aussi que, pour continuer ce que nous avons commencé, il faut faire mieux que par le passé. Je reviens à l’Eurogroupe que je préside. Si nous arrivions – et nous pouvons y arriver parce que nous avons réalisé des progrès considérables au cours des dernières années – à avancer plus sérieusement en matière de coordination des politiques économiques, si nous arrivions à faire de l’euro un succès tangible, dont les citoyens se rendraient compte au quotidien, parce qu’ils constateraient que la politique économique nationale a elle aussi atteint ses limites, si nous arrivions à nous mettre d'accord pour mieux coordonner les politiques budgétaires et économiques nationales, pour mieux servir les objectifs européens en matière de croissance et d’emploi, nous arriverions, en réalisant ces progrès, à montrer aux hommes par la preuve des faits et la preuve de l'action, que l’Union européenne fonctionne, qu’elle fonctionne mieux qu’avant et qu’elle fonctionnerait encore mieux si tous les changements que nous entamons à présent à titre prophylactique par l’anticipation de la mise en vigueur de certaines dispositions du traité, nous les réaliserions à plus grande échelle après la mise en place de la Constitution.

Il en va de même pour la Politique étrangère et de sécurité commune, dont il n'existait pas la moindre trace il y a quelques années, mais qui, aujourd’hui, fournit des preuves tangibles de l’efficacité de l’Europe. Je ne sais pas s’il existe beaucoup d’Européens qui savent que nous contribuons avec une mission de police européenne à la pacification de la Bosnie-Herzégovine. Je me demande vraiment si les Européens savent que la présence policière européenne en Macédoine a permis d’éviter qu’une nouvelle guerre civile interethnique éclate. Je ne sais vraiment pas si la plupart des Européens savent que des forces de police civiles et militaires européennes sont stationnées au Congo. Je ne sais vraiment pas si les Européens savent que nous serons prochainement présents au Soudan, que nous serons en Moldavie, en Ukraine. Je ne sais vraiment pas si les Européens savent que nous nous sommes engagés, à partir de 2007, à fournir dans le cadre de l'ONU et à la demande de celle-ci, des troupes de 20.000 hommes prêts à intervenir en l’espace de quelques jours. Bref, ce que nous qualifions de Politique étrangère et de sécurité commune et dont l’état d’avancement ne me satisfait pas du tout, est néanmoins en train de se développer. Et si nous continuons dans cette voie en assumant notre responsabilité internationale là où on nous le demande et ou elle répond à une nécessité absolue, nous pouvons, en prouvant ce dont nous sommes capables, réapprendre aux hommes à aimer l’Europe.

Il en va de même pour la justice et les affaires intérieures. Je n'ai entendu personne dire, ni aux Pays-Bas, ni en France, que l'Europe faisait trop d'efforts dans la lutte contre la criminalité internationale, contre le terrorisme international. Les hommes y ont l’impression que les seuls à avoir totalement intériorisé la logique du marché intérieur sont les gangsters et les bandits, qui ne respectent plus les frontières, comme si elles n’existaient plus. Et en effet, elles n’existent plus. Seules les forces de police, les parquets nationaux continuent à se heurter à la rigidité des frontières nationales, bien que, là aussi, il existe de sérieux progrès, comme la création d’Europol, d’Eurojust, d’Eurolex, etc. : autant de petites success stories européennes. Or il serait possible d’aller plus loin au niveau transfrontalier dans la lutte contre le banditisme international, contre la criminalité internationale, contre la traite des êtres humains en Europe - car il s’agit bien d’un sujet européen - contre la criminalité de la drogue. Dans ces domaines, il n’y aura jamais assez d’Europe, chaque jour, nous y aurons besoin de plus d’Europe, pour convaincre les hommes des progrès dont l'Europe est capable dans ces domaines-là et qui ont des répercussions tangibles sur leurs conditions de vie, leur sécurité.

Si nous faisions cela, c.-à-d. anticiper la mise en vigueur de certains éléments de la constitution et rendre possible, dans ces domaines, la prise de décisions dans l’esprit de la Constitution. Si, dans les domaines où nous avons été forts par le passé et dans lesquels nous pouvons devenir encore plus forts, nous pouvions convaincre les hommes par une preuve active permanente et sans cesse répétée, du bien-fondé de l’action européenne commune, nous créerions à mon avis un climat continental où les hommes seraient prêts à dire oui à ce traité constitutionnel européen, qu’on aurait pu voir entrer en vigueur – plutôt que de déplorer qu´il reste une entité théorique de 450 articles qui est littéralement imposée au hommes et enfoncée dans leur tête.

Il ne sera pas possible d’assister avant 2007 à la fin définitive du processus de ratification dans tous les Etats membres de l’Union européenne. Certains devront le ratifier encore, ce qu’ils essaieront de faire. Et puis, les Français et les Néerlandais devront se reposer la question. Si nous voulons ce traité constitutionnel, dont rien ne nous empêche de changer le nom, j’en reste à ma principale revendication sur ce point, et si, au lieu de donner aux Français et aux Néerlandais le sentiment d’être écrasés, nous mettions à profit cette pause de réflexion pour - comme je viens de le dire – anticiper l’application de certaines dispositions du traité , en ne faisant pas les choses à moitié dans les domaines de compétences de l’Union européenne, nous arriverions probablement à convaincre aussi les Néerlandais et les Français du bien-fondé de l’action commune. D’autant plus que, d’ici là, nous aurons – je l’espère - éradiqué certains déficits au sein de l’Union européenne, notamment en ce qui concerne le volet social sous-développé de l’Union européenne. L’impression qu’on donne aux hommes et selon laquelle l’Europe se réduirait au pacte de stabilité, à une mauvaise conception de la Stratégie de Lisbonne, à un projet destiné aux banquiers et aux entrepreneurs sans tenir compte des petites gens, ce ceux qui travaillent, cette impression-là, il faut la combattre une fois pour toutes pour que les gens réapprennent à aimer l’Union européenne.

Cette Union européenne ne cessera de donner lieu à des disputes, des querelles, des conflits très durs. Il n’empêche que je suis convaincu que c’est bien là l’avenir de l’Europe, qu’il n’existe pas d’alternative politique à l’Union européenne qui soit crédible et fasse ses preuves à long terme. A défaut de prendre en main les affaires européennes, nous risquons de voir l'Union européenne se transformer lentement mais sûrement, de manière imperceptible au début, puis définitivement en une zone de libre-échange située à un niveau élevé. Ce retour en arrière vers une zone européenne de libre-échange à un niveau élevé serait un désastre pour ce continent. Le concept de zone de libre-échange est un concept trop simple pour un continent d’une complexité extraordinaire, due à une évolution dramatique. C’est une chose que nous ne devons en aucun cas tolérer parce que nous n’avons pas le droit de faire en sorte que cette génération ou les générations futures puissent abolir peu à peu ce que la génération précédente, dans un immense effort, a construit.

Il y a beaucoup de choses positives en Europe, même si certaines choses me dérangent. Mais ce qui est certainement positif, c’est que l’œuvre de la vie de ceux qui nous ont précédés nous a permis de naître dans un monde qui, en fait, est de loin meilleur que tout ce que les Européens avaient connu auparavant comme monde. Winston Churchill, arrivé au sommet de son autorité morale, a dit à l’occasion du Congrès de l’Europe de La Haye de 1948, au sujet du refus des Soviétiques de laisser bénéficier les Etats d’Europe centrale et orientale du plan Marshall et du refus de ces Etats, dicté par Moscou, de participer à la construction européenne : Nous commençons aujourd'hui à l'Ouest ce qu'un jour nous allons terminer à l'Est. Voilà où nous en sommes aujourd'hui. Ne risquons pas de perdre ce que nous avons construit.

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