Jean-Claude Juncker, Transcription de la déclaration faite à l'occasion de l'OPA lancée par Mittal Steel sur Arcelor, Chambre des députés, Luxembourg

La déclaration du Premier ministre en luxembourgeois

English version of the speech by Prime minister Jean-Claude Juncker

- Seul le discours prononcé fait foi -

(traduction en français de la première partie du discours prononcée en luxembourgeois)

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,

Il existe, pour un Premier ministre, des discours qui posent relativement peu de problèmes. Ce sont ceux qui ne concernent que nous-mêmes et qui ont pour but de fournir des réponses à nos sensibilités les plus intimes et de préparer leur mise en pratique au niveau politique. Certes, ces discours ne sont pas toujours exempts de difficultés, mais ils ne concernent que nous-mêmes, et là où nous sommes les seuls concernés, nous nous en sortons bien la plupart du temps.

Et puis il y a les discours plus complexes parce qu'ils portent sur des sujets qui ne concernent pas que nous-mêmes. Aujourd'hui, je dois et je veux prononcer un discours extrêmement complexe, parce qu'il concerne à la fois nos sensibilités les plus intimes et des acteurs tiers.

C’est de l'OPA de Mittal sur Arcelor qu'il est question. Je sais que, dans notre pays, on attend une prise de position claire. Or je sais également que les marchés financiers, les analystes et les observateurs à l'étranger attendent un discours porteur de mille nuances, un discours soi-disant intelligent, qui tienne compte du paysage réel dessiné par la mondialisation.

C’est pour un discours clair que j’ai opté. Ce qui ne veut pas dire que ma démarche s’inscrit dans une logique exclusivement à court terme, négligeant les risques à moyen terme. Bien au contraire, je suis tout à fait conscient des risques à moyen et à long terme, peut-être mieux que certains de ceux qui prendront la parole après moi ou qui prendront la plume demain.

Cependant, dans la vie, et cela vaut tant pour la vie privée que pour l'État, on ne peut tenir qu’un seul discours, un discours qui doit prendre en considération tous les facteurs, tant les chances et les opportunités que les risques. Il faut voir les chances, les chances qui se présentent clairement, et il faut bien peser, plutôt que de les négliger, les risques qu’on pressent. Cependant, la promenade à travers le monde du risque ne doit pas nous faire oublier les chances et les opportunités qu'on voit nettement.

Pour le dire clairement, le gouvernement luxembourgeois n’est pas favorable à l’OPA hostile de Mittal sur Arcelor.

Nous ne la voulons pas, parce que nous ne la comprenons pas. Et nous ne la voulons pas parce que, jusqu'à ce jour, même après l'agréable entrevue avec Monsieur Mittal, qui est un homme capable, qu’il faut respecter, nous n’avons pas reçu d'explications plausibles, conséquentes et cohérentes. Et c’est pour cette raison que nous sommes convaincus que le projet industriel européen clair d’Arcelor, que nous connaissons et que nous avons contribué à élaborer en tant que pays et en tant qu'Union européenne, répond mieux à nos intérêts que l’offre de Mittal, qui se caractérise à nos yeux par l’absence de projet luxembourgeois et européen clair.

Cette OPA n’est pas conséquente et la méthode choisie n'est pas compatible avec la manière dont nous, Luxembourgeois et Européens, voulons, devrions et devons donner une forme à la mondialisation.

Lorsqu’il y a quelques années, nous avons procédé tous ensemble à la fusion ayant finalement donné naissance à Arcelor, nous avions affaire à un plan commun d’Arbed, notre société sidérurgique luxembourgeoise, Aceralia, une société sidérurgique espagnole, et Usinor, une société sidérurgique européenne. Les trois sociétés nous ont consultés, moi-même et mon ministre de l'Economie de l'époque, Monsieur Grethen, en présentant et en expliquant de manière plausible leurs plans. Ces plans étaient compatibles avec ce qui était important pour le Luxembourg et avec ce qui était nécessaire pour l'Europe. Au début, nous étions réticents, mais peu à peu, après qu'un projet avait été mis sur pied, tant pour le volet luxembourgeois que pour le volet européen du dossier, nous avons fini par nous laisser convaincre.

La différence entre ce qui s’est passé lors de la fusion ayant donné naissance à Arcelor et ce que nous vivons aujourd'hui est considérable. Ce n’est pas une différence minime, mais bien une différence dramatique qui oppose le plan commun de trois sociétés européennes à la recherche d’une solution européenne, au plan qu’essaie de réaliser - sans consultation préalable de cette société qu'elle pense devoir reprendre - une personne, une famille, qui est l'actionnaire principal de sa société.

Si, à l'époque, on n’avait pas réalisé cette fusion entre Arbed, Usinor et Aceralia, Arbed serait aujourd'hui une proie facile. Or, grâce à la réalisation de cette fusion, Arbed est aujourd’hui une proie moins facile. Cependant, en ce qui concerne la méthode choisie en l'occurrence, celle-ci est désapprouvée par le gouvernement luxembourgeois.

A nos yeux, les propositions de Mittal se caractérisent par une absence totale de projet industriel. Et cette impression n’a pas changé après l'entretien que j'ai eu ce matin avec Monsieur Mittal en présence des ministres Krecké et Frieden. Nous sommes d’avis que pour construire un projet commun, pour coopérer de manière constructive, il faut d’abord se mettre d’accord avec ceux avec qui on veut construire ce projet commun et avec qui on veut avancer dans la même direction.

Dans ce projet Mittal, dans lequel nous ne voyons même pas une esquisse de véritable projet, nous ne retrouvons pas les éléments requis par le gouvernement luxembourgeois et l’Union européenne tout entière. Sur le plan de la gouvernance, nous constatons des différences notables entre la démarche pratiquée jusqu'à ce jour par Mittal et la démarche que les Luxembourgeois ont été les premiers à mettre en œuvre et qui, jusqu’à ce jour, a été suivie partout où Arcelor a été active après la fusion. Il s'agit d’un modèle de gouvernance ayant consisté à rechercher la concertation sociale avec les salariés de l’industrie sidérurgique en partant d'intérêts commerciaux clairs et à faire des efforts en vue de concertations aux niveaux micro- et macroéconomique avec les gouvernements et les collectivités territoriales concernés.

Arcelor, avec laquelle nous avons souvent eu de vives discussions, comme nous en avons eu aussi avec les syndicats de la sidérurgie actives chez Arbed et Arcelor, cette Arcelor, à l'instar d'Arbed, a compris dès le début que l'histoire de l'industrie sidérurgique au Luxembourg était différente de celle d'autres pays d’Europe et en tout cas du reste du monde. Cette relation intime, qui est et a été non seulement éprouvée par ceux qui ont travaillé dans l'industrie sidérurgique, mais qui a animé une nation entière. Un pays qui, pour le dire familièrement, a dû débourser pas mal d’argent pour donner une chance de survie à la sidérurgie luxembourgeoise, pour parvenir à des résultats concrets à un moment où d’aucuns, au Luxembourg et à l’étranger, ne croyaient plus en l’avenir de l'industrie sidérurgique luxembourgeoise.

Monsieur Mittal, qui est un homme capable, un homme intelligent, à qui il faut probablement reconnaître une certaine sensibilité, pourra certainement apprendre tout cela. Cependant, il est plus facile pour nous de travailler avec quelqu’un qui a vécu tout cela, qui a senti se réaliser ce développement, qui l’a accompagné et qui comprend ce lien extraordinaire, parfois irrationnel, qui existe entre les Luxembourgeois et leur sidérurgie.

Il est plus facile pour nous de rester un partenaire stratégique, non pas un partenaire guidé par des intérêts financiers et boursiers, mais un partenaire stratégique au sein d'une société européenne pouvant se prévaloir d’un projet industriel clair, plutôt que de sombrer, pour ce qui est du projet industriel, dans un magma, une confusion que nous ne comprenons pas vraiment à première vue, ni à deuxième, ni à troisième vue.

Le gouvernement luxembourgeois n’est pas intéressé par des résultats financiers à court terme ayant un impact positif sur le budget de l’Etat. Si, comme certains le souhaitent, on vendait demain ou cet après-midi nos actions Arcelor, nous réaliserions un bénéfice de plus d'un milliard d’euros. Vous, les spécialistes du budget luxembourgeois, savez que c'est exactement le double du budget total de l’Etat réalisé en deux ans. Or, ce n’est pas ce que nous voulons. Nous ne voulons pas de solution rapide à nos problèmes budgétaires à court terme en prenant des mesures dictées par une logique spéculative, mais nous voulons rester un partenaire stratégique au sein d'une société européenne avec une approche sociale européenne, dans un environnement européen et dans le cadre d’un plan de gouvernance européen, qui a son siège au Luxembourg.

Le principe qui doit déterminer l'action du gouvernement n’est pas celui du bénéfice rapide, mais celui de l'orientation stratégique de la présence du Luxembourg en tant qu'acteur actif au sein de l’ensemble de l'actionnariat d'une société européenne.

C'est l’avenir du Luxembourg qui est en jeu, c’est celui de l'Europe qui est en jeu. Deux choses d’importance égale. Ce qui importe pour ce pays, c’est de ne pas changer la façon dont nous organisons le processus de restructuration de l’industrie sidérurgique européenne et de veiller en même temps à ce que, avec son siège au Luxembourg et depuis son siège au Luxembourg, un champion européen de l'acier puisse développer ses activités tant en Europe que dans le reste du monde. Et c'est pour cette raison que, dans les jours qui viennent, tout comme nous l'avons déjà fait les jours précédents, nous mettrons tout en œuvre, dans des entretiens avec nos amis des pays étrangers plus proches, pour que la philosophie de Lisbonne, qui traverse l'ensemble du processus européen, soit également respectée dans le cas présent dans le domaine de l'industrie sidérurgique européenne.

C’est pourquoi je me rendrai aujourd'hui et demain à Paris et à Bruxelles en compagnie du ministre de l'Economie, Jeannot Krecké, qui, avec le ministre Luc Frieden, a fait face de manière exemplaire aux défis des premiers jours suivant le lancement de l’OPA, pour mener des entretiens - bien que j’en aie eu depuis l‘Afrique - avec le Président de la République française et le Premier ministre belge, avec lesquels j'ai également eu deux entretiens téléphoniques depuis le désert malien, tout comme avec le Premier ministre français et le ministre français des Finances et de l'Economie, les ministres-présidents flamand et wallon ainsi qu'avec le Président de la Commission européenne.

Avec la meilleure volonté du monde, Mesdames et Messieurs, je ne peux pas vous promettre aujourd'hui, à un moment où l'industrie sidérurgique luxembourgeoise et européenne se trouve confrontée à un défi extraordinaire, que nous pourrons faire respecter intégralement nos intérêts jusqu'au bout.

Mais je suis déterminé, tout comme le gouvernement est déterminé à mettre tout en oeuvre pour que nous préservions ce pour quoi nous avons travaillé, ce à quoi nous croyons, ce qui est luxembourgeois et européen, en alignant tous les moyens nécessaires pour rejeter cette OPA hostile. Je ne peux pas vous promettre que nous y arriverons. Or ce que je peux vous promettre, c’est que nous ferons tout pour préserver la place du Luxembourg dans la sidérurgie européenne de manière à rester un partenaire stratégique capable d’en déterminer l’avenir.

Si nous voulons rester ce que nous sommes, ce qui ne veut pas dire que nous voulons garder ce que nous avons, il faut que nous continuions à avoir une place dans le paysage sidérurgique européen qui nous permet d'imposer, depuis le Luxembourg, des éléments déterminants en matière de gouvernance des sociétés, de responsabilité sociale des sociétés, de préservation des activités de recherche sur nos sites et sur les autres sites appartenant aujourd'hui à Arcelor, ainsi que tous les éléments que nous estimons être importants.

(transcription de la deuxième partie du discours prononcée en français)

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,

L’OPA de Mittal sur Arcelor nous inspire des préoccupations très vives. Celui qui veut construire, et celui qui veut construire ensemble avec d’autres, bien sûr, doit construire non pas contre les autres, il se doit bâtir non pas contre les autres, mais il doit construire et bâtir ensemble avec les autres.

Le gouvernement luxembourgeois, partenaire stratégique de la société Arcelor et qui veut rester partenaire stratégique, et non pas financier, de ce grand champion de la sidérurgie européenne, n’est pas au courant et n’a pas été mis au courant d’un quelconque concept industriel qui pouvait nous apparaître comme pouvant être porteur.

Par conséquent, à cette OPA hostile, nous opposons l’hostilité de ceux qui croient que l’industrie sidérurgique européenne a besoin de champions européens qui deviennent et qui restent de véritables leaders mondiaux dans le domaine de la sidérurgie. Par conséquent, il n’est pas dans l’intention du gouvernement luxembourgeois, en absence d’un concept industriel national et européen qui nous paraîtrait convaincant d’accompagner de façon positive et amicale de l’offre publique d’achat que Mittal vient de lancer sur Arcelor.

Nous avons dans ce pays lutté, et les Luxembourgeois dans leur ensemble et surtout les Luxembourgeois modestes, par les moyens classiques de la politique nationale, c’est-à-dire par l’alourdissement de la charge fiscale reposant sur tout un chacun, à faire en sorte que la sidérurgie luxembourgeoise reste une réalité dans ce pays.

Nous sommes devenus, après de multiples virages, et après de nombreuses mises en cause, un partenaire stratégique du premier groupe industriel sidérurgique européen qui fût la création par la mise en commun des potentialités d’un groupe français, d’un groupe luxembourgeois et d’un groupe espagnol. Nous n’avons pas à l’esprit le sens du lucre facile, de l’argent rapidement gagné. Nous voulons rester le partenaire stratégique luxembourgeois bien ancré dans un ensemble sidérurgique européen. Par conséquent, nous disons Non à l’offre publique d’achat, lancée par Mittal sur Arcelor. Nous restons bien sûr en contact avec les responsables de Mittal, que nous admirons pour ce qu’ils ont fait, que nous respectons pour ce qu’ils sont, mais nous voudrions qu’en retour nous soyons respectés pleinement et entièrement.

Merci.

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