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Discours de Luc Frieden devant l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe
Seul le discours prononcé fait foi
Monsieur le Président de l'Assemblée parlementaire,
Monsieur le Secrétaire général du Conseil de l'Europe,
Mesdames et messieurs les parlementaires,
Excellences, chers invités,
Il y a deux jours, je me trouvais à Auschwitz, lieu et nom à jamais gravés dans l'histoire comme synonyme du manque d'humanité. Ce lieu de Commémoration incite une réflexion profonde sur les moments les plus sombres de l'histoire de notre continent. Il incite également à l'action afin de garantir que ces horreurs ne puissent plus jamais se reproduire.
Né à la suite des barbaries de la deuxième Guerre mondiale, ce Conseil de l'Europe fut "appelé à entretenir, à fortifier et à matérialiser le sens d'un nouvel état d'esprit européen" basé sur les principes de libertés individuelles et de primauté du droit. Son ambition morale dépasse donc dès sa création les objectifs matériels d'autres organisations créées dans l'Après- Guerre, tels que l'OTAN ou l'OCDE. Et c'est son ambition morale qui continue de guider le Conseil de l'Europe. Je suis donc très heureux que la Présidence luxembourgeoise du Comité des ministres me donne l'opportunité aujourd'hui d'échanger avec vous.
Je souhaite, avant toute chose, vous redire l'attachement indéfectible que mon pays porte à notre organisation, comme en témoigne également la venue prochaine à Strasbourg de Son Altesse Royale le Grand-Duc du Luxembourg et celle lundi dernier de notre ministre des Affaires étrangères.
Le Conseil de l'Europe fut la première institution démocratique commune de notre continent. Les principes qui dirigeaient son action dès le premier jour restent valables comme ils l'étaient en mai 1949: la défense des droits humains et des libertés fondamentales, la promotion de la démocratie ainsi que la prééminence du droit.
Le Luxembourg attache la plus grande importance à la promotion et à la protection des droits humains tant au niveau international, que dans mon pays. Comme tant d'autres pays, nous sommes évidemment conscients des défis auxquels nous sommes confrontés. C'est à ce titre que le Luxembourg s'engage pleinement avec le Conseil de l'Europe, son Comité des ministres, son Assemblée parlementaire, sa Cour et les autres organes.
Je suis convaincu de la nécessité d'une approche basée sur la primauté du droit et la coopération multilatérale. Elle nous permet d'œuvrer ensemble pour la paix, pour le développement commun, pour le respect des droits humains et pour la résolution de défis internationaux. Ces préoccupations ont aussi été au cœur du mandat du Luxembourg au sein du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies, qui vient de s'achever.
Et je ne cesserai de le redire ici et par ailleurs: l'Europe est une nécessité! Mais c'est bien plus que cela. L'Europe est avant tout une idée et une ambition. C'est une communauté de valeurs entre des États aux traditions et aux cultures diverses dont la portée paneuropéenne fait la force.
Il n'y a pas d'Europe sans démocratie, sans respect des droits humains et sans respect de l'État de droit. Il s'agit là de l'âme même de notre continent, cette force intangible que nous partageons au-delà des frontières et dont nous ne pouvons être dissociés. Ces valeurs ont donné naissance à la Convention européenne des droits de l'Homme. Ce texte, dont nous célébrons cette année le 75ème anniversaire, constitue un des piliers fondamentaux de notre espace démocratique commun.
C'est ici, à Strasbourg, ville marquée par des siècles de guerres et de violences, que les fractures de notre continent guérissent et se réparent. C'est ici que se construit une véritable conscience européenne. Et pourtant, nous assistons aujourd'hui à la remise en cause de l'État de droit et à la mise à l'épreuve de nos valeurs démocratiques. Face à ces défis extraordinaires, le Conseil de l'Europe, ensemble avec l'Union européenne, doit continuer de se mobiliser. Mobiliser dans la défense de nos valeurs qui ne sont jamais acquises et dont le respect s'impose sans équivoque aux États membres des deux organisations.
Le Conseil de l'Europe et l'Union européenne sont pour cette raison deux organisations intimement liées, qui se complètent l'une l'autre. Continuons à travailler de concert pour renforcer la cohésion et l'unité des Européens dans le cadre d'un partenariat harmonieux et respectueux.
Si nous voulons faire face aux défis de nos jours, surtout celui d'un monde géopolitique en profonde mutation devant nos yeux, c'est précisément cet "état d'esprit européen" que nous devons animer. Pour la première fois depuis des décennies, une démocratie européenne mène une lutte existentielle. Au-delà des innombrables victimes, la guerre d'agression menée par la Russie contre l'Ukraine piétine les fondements sur lesquels le Conseil de l'Europe, et l'Europe toute entière, se sont bâtis: c'est une guerre contre nos valeurs, une guerre contre le droit international et contre le multilatéralisme.
Cette guerre d'agression constitue sans aucun doute aujourd'hui le plus grand défi sécuritaire de notre continent, mais aussi la mise en doute du droit international que nous chérissons tant. Notre devoir historique est de faire face aux dangers qui menacent la paix. Ces dernières années, le Conseil de l'Europe a démontré sa capacité à agir de manière résolue face aux menaces pesant sur nos valeurs européennes communes. Pour revitaliser et préparer notre organisation à relever les défis complexes de l'Europe contemporaine.
Le Conseil de l'Europe a réussi à rendre justice à son esprit pionnier en parvenant, à l'occasion du sommet de Reykjavik, à un accord sur la création d'un registre des dommages causés par l'agression russe contre l'Ukraine. Ce registre, opérationnel depuis avril 2024, est une étape essentielle pour documenter matériellement les dommages subis par l'Ukraine et sa population. L'expérience juridique et technique du Conseil de l'Europe restera précieuse pour l'établissement d'un futur mécanisme de compensation pour les victimes, ainsi qu'un tribunal international spécial sur le crime d'agression contre l'Ukraine.
Il est dans notre intérêt commun de promouvoir des synergies avec les autres organisations internationales, en particulier les Nations Unies, l'OSCE et l'Union européenne, afin de soutenir l'Ukraine sur tous les fronts. Le soutien à l'Ukraine, que ce soit à titre national, mais aussi ici au sein du Conseil de l'Europe, restera de ce fait une priorité centrale de la présidence luxembourgeoise du Comité des ministres en raison des principes que nous défendons et que défend l'Ukraine pour nous tous.
Le corollaire de l'affaiblissement du système multilatéral par cette guerre qui continue de faire rage en Ukraine est l'érosion du respect des valeurs fondamentales au sein de beaucoup de pays. Ces défis constituent une source d'insécurité profonde. Elles remettent profondément en cause tant la paix que la démocratie. La construction d'une paix fondée sur la coopération entre les nations est l'équivalent de l'épanouissement d'une démocratie basée sur le respect des droits de chaque humain au niveau national. Je tiens donc à saluer l'initiative du Secrétaire général du Conseil de l'Europe de mener des réflexions en vue d'élaborer un plan d'action ambitieux pour la revitalisation de la démocratie. Face aux défis du recul démocratique, le Conseil de l'Europe est bien placé pour traiter ces questions cruciales pour notre continent et nos sociétés.
La revitalisation de la démocratie est un processus autant qu'un objectif. Il exige la pleine participation de la société civile, des citoyens, des jeunes et évidemment de toutes les institutions étatiques. Le Secrétaire général pourra compter sur le soutien du Luxembourg dans l'élaboration de ce plan d'action.
Malgré les avancées notables depuis la fin des années 1980 sur notre continent, j'observe avec inquiétude que ces mêmes valeurs et idéaux sont parfois remis en cause au sein même de l'Europe. Les difficultés grandissantes dans l'exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme, les attaques contre les défenseurs des droits humains et d'autres acteurs de la société civile ou encore la violence envers les journalistes en sont des signes manifestes qui doivent nous faire réagir.
La détérioration de l'État de droit affecte en premier lieu les personnes vulnérables et les minorités. La protection des groupes minoritaires doit faire partie intégrante de notre action paneuropéenne commune. Car sans cette solidarité qui doit être mise en œuvre dans nos États membres, c'est toute notre architecture européenne de valeurs démocratiques qui est remise en cause.
Depuis son origine, le Conseil de l'Europe a démontré son rôle crucial dans le processus d'intégration européenne et de création d'un espace juridique commun. Il a accompagné la construction de l'État de droit, en particulier grâce à la Cour européenne des droits de l'Homme, mais aussi à travers de la Commission de Venise. Le Luxembourg a particulièrement apprécié l'expertise de cette dernière dans le cadre de la révision de notre Constitution luxembourgeoise, qui est entrée en vigueur l'an dernier.
A travers ses décisions, la Cour joue un rôle crucial pour garantir la protection des droits humains sur tout le continent européen. La Cour n'est pas toujours une institution confortable mais elle est la pierre angulaire de tout le système de la Convention européenne des droits de l'Homme. Sans elle, le système conventionnel, qui a éclos dès les débuts du Conseil de l'Europe et qui porte encore aujourd'hui l'organisation, ne pourrait fonctionner.
Au cours des décennies, les arrêts de la Cour ont profondément impacté la compréhension des droits humains et des droits fondamentaux en Europe et au-delà. Mon pays le Luxembourg, son système judiciaire et sa société, ont aussi évolué grâce à la jurisprudence strasbourgeoise. Au-delà du travail de la Cour, nous souhaitons également avancer sur notre chemin vers un espace juridique commun.
Afin d'illustrer le travail continu vers un espace juridique commun, je salue le projet de convention du Conseil de l'Europe pour la protection de la profession d'avocat, qui a été transmis pour avis à l'Assemblée parlementaire en décembre de l'année dernière. Nous souhaitons ouvrir la Convention à la signature lors de la ministérielle Affaires étrangères de la mi-mai au Luxembourg. La future Convention a pour but de renforcer l'État de droit et, par là même, la protection de l'avocat dont la mission est fondamentale dans l'administration de la justice et la sauvegarde des droits fondamentaux.
Ce nouvel instrument – le premier de nature contraignante – vise à renforcer la protection accordée aux avocats afin de leur permettre d'exercer librement leur profession sans préjudice ni entrave. Nous comptons sur l'adoption prochaine de cette Convention et invitons également les Etats non-membres du Conseil de l'Europe à y adhérer afin d'étendre la portée de cette protection au-delà de l'Europe.
Malgré le rôle crucial de la Cour, il ne faut pas se voiler la face devant les difficultés grandissantes rencontrées dans l'exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme et les attaques à son égard. Tous les États membres ont l'obligation de respecter ses arrêts, et par conséquent, la Convention. L'exécution des décisions rendues par la Cour est capitale pour garantir l'efficacité et la crédibilité de la protection des droits humains en Europe.
Outre les défis mentionnés il y a un instant, mon pays est tout à fait conscient que ce rôle crucial de la Cour entraîne des contraintes en termes de ressources humaines et financières. C'est pour cela que le Luxembourg continuera d'appuyer les efforts budgétaires visant à s'assurer que la Cour dispose d'un budget à la hauteur de la tâche ici à Strasbourg.
Nous, Européens, sommes également confrontés à d'autres défis: le changement climatique, les mouvements migratoires ou encore les enjeux relatifs à l'intelligence artificielle, pour n'en citer que quelques-uns. Il n'y a pas de réponses faciles aux défis de notre époque.
Pourtant, il existe une vérité simple : les pays qui tentent de les relever seuls n'y parviendront pas. L'histoire nous a montré que les solutions nationales – voire nationalistes – sont vouées à l'échec. Elles n'apportent ni la paix, ni le progrès social, ni la prospérité. Mais ensemble, avec des institutions comme le Conseil de l'Europe, nous pouvons parvenir à répondre aux défis et opportunités liés au monde d'aujourd'hui.
La vocation du Conseil de l'Europe devrait aussi être celle d'étendre toujours davantage la protection de la Convention européenne des droits de l'Homme. L'adhésion de l'Union européenne à cette Convention reste un objectif primordial afin de garantir à tous les citoyens de l'Union que leurs droits humains soient mieux protégés. Une future adhésion au Conseil de l'Europe du Kosovo, dont la Cour internationale de Justice a reconnu la conformité de la déclaration d'indépendance avec le droit international, permettrait de faire bénéficier à l'une des dernières populations européennes qui n'en jouit pas à l'heure actuelle de la protection de la Convention européenne des droits de l'Homme. La paix et la stabilité en Europe nous invitent à écrire ensemble les pages de l'avenir de notre continent.
L'histoire de la construction européenne est le résultat de la force du leadership politique et de la volonté collective des citoyens de construire une Europe en paix après la Seconde Guerre mondiale. Une Europe fondée sur des valeurs partagées. Des valeurs qui devront continuer à guider nos actions, encore et toujours. Le Conseil de l'Europe a cette responsabilité collective, lourde certes, mais d'autant plus nécessaire, de défendre l'État de droit.
Face à des tendances et courants politiques ayant oublié les conséquences d'un monde dans lequel la loi du plus fort prime sur l'État de droit, nous devons réagir, résister, sursauter. Dans ce contexte, mon pays souhaite que le Conseil de l'Europe reste une organisation qui se caractérise par un haut niveau d'exigences et d'audace. Le sommet de Reykjavik a marqué un moment important dans l'histoire récente du Conseil de l'Europe. La session ministérielle prévue en mai 2025 à Luxembourg représente la prochaine étape clé afin d'évaluer les progrès réalisés dans les deux années qui viennent de s'écouler. Nous y définirons conjointement les priorités et les actions nécessaires pour renforcer la défense de nos valeurs communes.
En tant que pays fondateur et président en exercice du Comité des ministres, le Luxembourg s'engage à poursuivre cet élan impulsé par le sommet de Reykjavik et à aligner ses efforts sur les actions stratégiques du Conseil de l'Europe. Notre présidence veillera à assurer la continuité et la mise en œuvre cohérente des décisions prises à Reykjavik, à garantir l'exécution des arrêts de la Cour des droits de l'Homme et à protéger les acteurs incarnant l'État de droit, en particulier les journalistes et les avocats.
Afin de surmonter les défis d'aujourd'hui et de demain, le Luxembourg soutient un Conseil de l'Europe fort et innovateur. Idée un peu révolutionnaire à l'époque, le Conseil de l'Europe est devenu réalité. Il importe de garder cet esprit pionnier à l'avenir, tout en nous inspirant des mêmes idées et valeurs que celles de nos prédécesseurs.
Maintenons l'ambition morale du Conseil de l'Europe d'entretenir, de fortifier et de matérialiser le sens d'un nouvel état d'esprit européen.